Une poétique du vertige : lecture critique de « Trop d’enfants sur la Terre » de Paul Chanel Malenfant

Il arrive que la poésie n’adoucisse rien. Qu’elle creuse au contraire, avec une précision d’orfèvre, les entailles de l’enfance, les failles du langage et les silences de l’Histoire. Dans Trop d’enfants sur la Terre, Paul Chanel Malenfant ne cherche ni la consolation ni l’absolution. Il orchestre plutôt un chant grave et sensuel, hanté par la mémoire et traversé de voix — celles des enfants disparus, des poètes aimés, des douleurs tues. Ce recueil, à la fois intime et érudit, tisse une constellation d’échos pour dire ce que vivre coûte, et ce que la beauté sauve.

Dès son titre, Trop d’enfants sur la Terre annonce l’excès, l’inconfort, peut-être même l’indécence d’un monde saturé de fragilités non entendues. Le recueil de Paul Chanel Malenfant, publié dans la collection Les Classiques du XXIe siècle aux Éditions de La Grenouillère, s’inscrit dans une tradition poétique lucide et inquiète, mais pleinement charnelle, où l’intime, l’enfance, la perte et le corps deviennent les vecteurs d’une parole à la fois douloureuse et précieuse.

L’enfance comme gouffre lumineux

La matière première du recueil est constituée de scènes d’enfance – mais ce sont moins des souvenirs que des éclats, des débris, des apparitions. Loin d’un regard nostalgique, Malenfant adopte une posture « post-lapsaire » : l’enfance est ici à la fois un paradis effondré et un espace spectral. Les enfants évoqués ne sont pas des figures idéalisées, mais bien trop nombreux, trop présents – comme des fantômes insistants, témoins d’un monde qui les a abandonnés ou mal façonnés.

On pense aux « enfantômes » de Réjean Ducharme (p. 121), convoqués explicitement par l’auteur : des figures transitoires, ni pleinement vivantes ni vraiment mortes, qui hantent le langage. Cette poésie interroge ainsi ce que veut dire grandir quand le monde n’offre ni refuge ni langage adéquat.

Une constellation d’échos : poétique de la citation

Le recueil tisse une dense intertextualité : Maulpoix, Apollinaire, Beckett, Hébert, Rimbaud, Mallarmé, Ducharme, mais aussi Krauss, Broda, Kundera, et même Borduas et Malevitch. La lecture devient ainsi une expérience polyphonique où la voix du poète se mêle à celles d’un panthéon littéraire et artistique vaste, à la croisée de la poésie, de la philosophie, de la peinture et de la musique.

Cette saturation référentielle n’est pas un simple hommage, mais une stratégie d’écriture : elle donne chair à l’idée que l’identité poétique est traversée, fracturée, multiple. Comme l’écrivait Maulpoix, cité p. 14 : « Le bleu ne fait pas de bruit », et pourtant ce bleu, discret, sature chaque vers, chaque silence du recueil.

Hybridation des genres, fêlure du moi

Malenfant déploie une écriture hybride, oscillant entre poème, aphorisme, prose lyrique, fragments diaristiques. L’ensemble donne l’impression d’une conscience en mouvement, qui se reconstruit dans et par l’écriture. L’hybridité formelle devient ici une éthique : celle du refus des catégories étanches, de l’innocence générique, de la linéarité.

À la manière des « adultenfants » de Paul Chamberland (p. 121), le je poétique navigue dans un entre-deux : à la fois encore marqué par l’enfance et déjà rongé par la lucidité adulte. La violence du monde ne frappe pas seulement de l’extérieur : elle est intériorisée, devenue style.

Conscience tragique et sensualité lucide

Ce qui frappe, c’est le mélange de gravité existentielle et d’émerveillement sensoriel. À la manière de Novalis – « nous cherchions l’absolu, nous ne trouvions que des choses » (p. 19) – Malenfant capte l’écart entre la profondeur du désir humain et la trivialité, ou la cruauté, du réel.

Mais ce n’est pas un recueil de désespoir : c’est un livre de résistance par la beauté. L’émerveillement devant « la nuque baignant dans le frais cresson bleu » (Rimbaud, p. 88) coexiste avec l’image insoutenable de « la petite morte couchée en travers de ma porte » (Anne Hébert, p. 90). Dans cet équilibre précaire, la poésie trouve sa nécessité.

Une poétique du seuil

Ce recueil est un seuil entre la parole et le silence, entre l’expérience et le langage, entre la mémoire et l’oubli. Comme chez Beckett (« Nous attendons toujours Godot », p. 138), la tension repose sur un espoir suspendu, une attente jamais comblée. Pourtant, Malenfant ne cesse d’inscrire, de fixer, de dire – quitte à dire l’indicible. C’est là que sa poésie trouve son ancrage éthique : dans la tentative de faire face au monde, sans consolation factice.

En somme

Trop d’enfants sur la Terre est un recueil vertigineux : un tombeau pour l’enfance, un cri discret contre l’effacement, un kaléidoscope de blessures et de beautés. Paul Chanel Malenfant y convoque toute une tradition poétique et philosophique pour bâtir une œuvre à la fois intime et universelle, fragmentaire et rigoureuse, où chaque vers est une tentative de réconciliation entre le chaos de vivre et le désir de dire.

C’est un recueil qui exige de ses lecteurs attention, lenteur et disponibilité à la complexité – mais qui, en retour, offre un territoire poétique rare, où l’ombre et la lumière se disputent la mémoire des vivants.

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