Au nord de ma mémoire de Mattia Scarpulla

Analyse littéraire

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Honneur à Mattia Scarpulla, Au nord de ma mémoire, Montréal, Éditions Annika Parance, 2021.


D

éjà trois ans que je lis Mattia Scarpulla, et je peux affirmer que la mélodie de sa création fait partie des mélodies que je fredonne lorsqu’il est question de réfléchir sur la mémoire, l’identité, l’immigration. Aussi bien, il me semble aujourd’hui, au Québec, occuper dans le monde littéraire, une place de choix. Je suis sensible à son écriture lyrique, mais ancrée, réaliste quant aux thématiques qu’il développe : la mémoire, l’identité, l’immigration, l’amour, la diversité, le corps. Sa plume a cette particularité : elle renvoie presque toujours à un ancrage intérieur pour aller hors de soi. Dans Au nord de ma mémoire, Mattia est poète. Il est poète de la vie, de la musique, de la rencontre, des corps, du rêve. Il est poète et romancier, car s’il assume ici être poète, on retrouve dans quelques textes de ce recueil, l’élégance de son style romanesque.

Poète, romancier, nouvelliste, Mattia est d’abord un créateur, car Au nord de ma mémoire est une fresque où la liberté du créateur se déploie : absence de ponctuation, poésie en prose, présence remarquable des nombres de la page 56 à la page qu’on aurait pu appeler 59 puisqu’elle est inexistante.

L’agrément ressenti à la lecture de ces poèmes tient tout autant à la diversité thématique et géographique qu’à la langue. Une langue précise, épurée et passionnée. Un style simple et une écriture distinctive. Il y a essentiellement dans ce recueil du Mattia Scarpulla et rien que du Mattia Scarpulla porté par son génie créateur. Pour le poème intitulé L’écriture d’ongles sur ma peau par exemple, je dirai que Mattia y rend hommage au livre et revendique le droit à la lecture, à l’écriture

Ils m’ont arraché mes crayons mes cahiers mes stylos mes photographies mes collections de timbres pièces ils m’ont appris à ne pas savoir écrire que l’écriture n’a jamais existé que le langage est une illusion que je peux montrer un pouce pour recevoir mon plat de viandes et de légumes.

Toutefois, la fougue stylistique et l’imaginaire hors pair ne suffisent pas à produire un beau poème. Et Mattia Scarpulla a gagné ce pari. Les poèmes qui forment les quatre parties du recueil sont le fruit d’une réflexion profonde sur la création littéraire, sur la mesure, sur l’écriture et sur l’engagement (à partir de l’expérience) à celer. Le plan d’action quinquennal a spécialement retenu mon attention. Ce poème me paraît être le cœur de ce recueil, car comme il est écrit dans la préface de “Je et Tu” de Buber, Au commencement est la relation. Et c’est ce que Mattia Scarpulla rappelle ici : autrui, médiateur indispensable entre moi et moi-même (Sartre, L’être et le néant). Que ce soient avec les migrants de la première génération ou encore avec les passionnés du livre ou de la musique, ou encore les différentes personnes du premier poème, il est question de rencontres et de relations.

Un projet gouvernemental sur la relation humaine étudié subventionné planifié testé en laboratoire né de la confrontation de politiciens mathématiciens philosophes géographes géomaticiens artistes anthropologues pour toutes et pour tous un vrai espace commun d’existence nos pas nos actions nos cœurs coordonnés.

C’est dans cet esprit, l’esprit de l’altérité que l’on pourra lire Mattia qui, comme Lugino Bruni (La Blessure de la rencontre. L’économie au risque de la relation) rappelle que la caractéristique de notre monde, c’est l’évitement de l’autre, la destruction de ce qui peut fonder l’altérité. De cette façon, il s’autorise, sans détour, à remettre l’amour à sa place parce que si au commencement est la relation, au fondement de la relation est l’amour réciproque.

Au nord de ma mémoire est une ode à la relation. Il fait se tenir ensemble l’amour, la réciprocité, l’écriture, le corps, la musique, le respect de l’autre, l’identité et le rêve. Comme toujours chez Mattia Scarpulla, les poèmes transcendent le pathos et l’hypocrisie. Au demeurant, l’on retrouve dans chacun de ses livres ce même désir noble d’exprimer l’humain dans toute sa diversité : recherche de sens, affirmation de soi, nécessité de la relation humaine.

Nathasha Pemba


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