Conversations avec Yannick Essengue

Yannick Essengue, auteur de plusieurs articles, a écrit la philosophie africaine. Dans la revue, dont il est l’initiateur, Jogoo, le philosophe met en avant un espace de recherche entièrement consacré à la philosophie africaine pour contribuer à la recherche sur l’Afrique beaucoup plus souvent pansée que pensée. Si la philosophie africaine elle-même reste problématique pour certains, peut-être même pour beaucoup, quant à sa raison d’être et pour l’être de ses raisons d’être... Rencontre avec un inlassable collectionneur d’expériences philosophiques.

La vraie philosophie ne peut qu’être informelle dans son fond, même si la formalisation dans le discours doit nécessairement se rendre conforme aux catégories et de pensée et de discours. L’identité, la non-contradiction, le tiers exclu, la raison suffisante, la pétition de principes en sont les plus malvenus.

Yannick Essengue, vous êtes un passionné de philosophie… Un missionnaire de la philosophie africaine. Vous êtes organisateur de webinaires, ateliers, colloques, mais d’abord initiateur d’une revue en ligne, la Revue philosophique Jogoo. Est-ce que vous pouvez vous présenter aux lecteurs du Magazine Outamsi.

Bonjour Pénélope. Je suis d’origine camerounaise, présentement à Brazzaville. Je me définis comme un inter-rogateur…

Que signifie « Jogoo » ?

logo de la Revue Jogoo

Chaleureuses salutations à tous et à toutes et merci de m’accueillir dans la famille Outamsi. Le mot « Jogoo » nous vient du swahili (langue bantoue la plus parlée des langues africaines), et est utilisé pour désigner le « coq ». Vous me demanderez pourquoi le coq, et pourquoi un coq pensant sur le logo de la revue ? Je vous répondrai que le coq est utilisé à la suite d’un groupe de jeunes étudiants du Zaïre d’alors, lors de journées philosophiques (1er au 4 juillet 1973) répondant à la question de savoir quel type de philosophie correspond à l’Afrique, ils arrivent à la conclusion que ce doit être une philosophie gallinaire. C’est donc ainsi que pour faire écho à cette intuition, nous avons choisi de désigner la revue du mot « Jogoo », qui en plus vient de la langue parlée à Lubumbashi, ville de la tenue de ces assises. Il ne s’agit bien évidemment pas que d’une « affaire », mais bel et bien de tout un projet qui vise à ne pas faire de la philosophie africaine une pensée de la chouette de Minerve qui prend son envol à la tombée de la nuit (F. Hegel), mais comme un coq dont le chant matinal réveille pour aller à la transformation du monde. Une philosophie fonctionnelle, vitale, active, prospective.

Parlez-nous de votre journée type : que fait ou à quoi pense Yannick Essengue quand il sort de son lit le matin ?

Voilà une question qui peut en cacher bien d’autres. Bien ! La journée type commence par un souffle vers l’ailleurs où toute transcendance fait la rencontre de l’inattendu de l’immanence. Une fois, la journée est lancée, il y a à voir les tâches du jour en fonction du jour, en essayant de ranger à portée de clavier les plus urgentes. Selon les journées, suit alors la direction d’un département d’une structure éducative dans laquelle est formée la jeunesse africaine de demain. Selon aussi les jours, la suite des choses va vers le centre de recherche dans lequel je travaille comme directeur adjoint et en charge de l’animation sociopolitique et de la recherche. Selon encore les journées, l’après-midi est consacrée soit à une conférence (organisée ou en préparation) soit à un atelier de formation, soit à des travaux de graphisme, une secrète passion. La lecture meuble l’un ou l’autre moment de cette journée, spécialement le soir, quand le silence a déjà pris possession de son règne.

La philosophie africaine n’a de toute façon aucun intérêt à laisser planer le doute d’une trahison de la dialectique qui se veut depuis Platon la possibilité donnée de saisir scientifiquement l’essence de chaque chose.

Votre Revue trouve un écho inattendu, avec la mise en avant de la philosophie africaine. Contrairement à ce qui se dit autour d’une Afrique sans histoire (déracinée) ou d’une philosophie apparentée à l’ethnologie, la Revue Jogoo ne nous ramène-t-elle pas à la réalité ou plutôt au réel philosophique ?

Pour qu’elle nous y ramène, il faudrait que nous l’ayons quittée cette trajectoire philosophique… Il faut dire aussi que Jogoo n’est que la publication principale du projet « Philosophie Africaine. Débats & Questions » (philosophiefaricaine.com) un groupe de recherche centré sur la philosophie africaine. Je suis heureux que cet écho soit « inattendu », et encore plus que ce soit une contribution à ce que d’autres ont appelé la « renaissance africaine ». La mise en avant de la philosophie africaine en rapport à la culture ne nous fait pas omettre que la philosophie africaine en se donnant la quête du sens comme trajectoire est nécessairement dialogique (dans sa dynamique interne) discursive (dans son rapport à sa propre histoire) et dialogale (dans son rapport au reste du monde). J’emprunte ici une autre manière de dire ce que Fabien Eboussi a désigné par « dialectique de l’authenticité » dans son livre La crise du Muntu. La philosophie africaine n’a de toute façon aucun intérêt à laisser planer le doute d’une trahison de la dialectique qui se veut depuis Platon la possibilité donnée de saisir scientifiquement l’essence de chaque chose. La calomnie (malheureusement déjà ébruitée et avec l’aide entre autres d’une manière de faire de l’ethnologie justement) d’une Afrique sans histoire en s’appuyant sur une autre tout aussi ébruitée, réduit l’Afrique à l’oralité. Si l’écriture est ce qui fait l’histoire, un peuple sans écriture devient alors un peuple sans histoire. Remontez l’histoire de l’écriture et vous trouverez sans doute l’histoire de l’histoire.

Qu’est-ce que la philosophie ? À quel moment peut-on parler de philosophie ?

La philosophie au milieu des si nombreuses définitions qu’elle pourrait recevoir, reste sans nul doute du fait de son étymologie un « amour de la sagesse ». Mais vous convenez avec moi qu’il est possible d’aimer même ce que l’on ne possède pas soi-même… La philosophie peut alors se définir comme un triple rapport critique et dialectique à soi comme sujet humain (soi-même, les autres et la société), rapport à la nature (question de la connaissance) et rapport à l’absolu (sur les grandes questions existentielles). Pour répondre à la question de savoir à quel moment on peut parler de philosophie, je ne peux que reprendre ces propos si bien dits à mon sens par Marcien Towa : « La philosophie ne commence qu’avec la décision de soumettre l’héritage philosophique et culturel à une critique sans complaisance. Pour le philosophe, aucune donnée, aucune idée, si véritable soit-elle, n’est recevable avant d’être passée au crible de la pensée critique. En fait, la philosophie est essentiellement sacrilège ».     (M. Towa, Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle, Yaoundé, Éditions Clé, 1981, 29).

Quel est le problème de la philosophie africaine avec les philosophies ?

Le problème de la philosophie africaine par rapport aux philosophies me semble être le fait de la troisième calomnie, elle aussi malheureusement ébruitée : l’Africain n’est pas un humain à part entière. Et puisqu’il est entièrement à part, la philosophie étant l’affaire humaine par excellence, alors il est difficile de lui délivrer un certificat de philosophicabilité, du fait du caractère problématique de son certificat d’humanité. Ajouté à cela l’inexistence ou mieux la non-diffusion des avoirs et des productions philosophiques africaines (y compris antiques, médiévales et modernes) contribue à renforcer ce malaise. Bref « et si la philosophie était une affaire un peu trop sérieuse pour eux ? ». Déclinée en sagesse ou en pensée africaine, ou encore en philosophieS africaineS quand on est monté d’un cran, ou encore de philosophie EN Afrique et « philosophie africaine » quand on est allé encore plus loin, nous faisons l’option pas seulement idéologique de parler simplement de philosophie africaine, mais aussi pour rendre le service d’une émancipation conceptuelle dont la portée est loin d’être naïve. Pourquoi particulariser la philosophie africaine dans son écriture si ce n’est pas pour la réduire à un pro-jet, un à-venir en réaffirmant son caractère « inachevé » ? Et si elle avait simplement toujours été là, avec les outils et les instruments de ses époques ?

Doit-on distinguer la philosophie africaine des autres philosophies ?

Cette question revient un peu à la précédente. Il y a autant de philosophies qu’il y a de philosophes. Il est bien vrai que selon une certaine compréhension de la philosophie, il faut distinguer dans le monde occidental une tendance continentale (métaphysique et phénoménologie avec un accent mis sur la philosophie du sujet) et une tendance anglo-saxonne (analytique avec un accent mis sur le langage, la logique et l’épistémologie). Et les autres traditions philosophiques alors ? Si j’hésite à dire qu’il faut distinguer la philosophie africaine des autres philosophies, j’hésite moins à dire qu’elle est distincte des autres philosophies. La philosophie étant un effort de penser par soi-même, l’uniformisme de la pensée tout comme l’uniformisation des expériences existentielles dont se nourrissent toutes les philosophies ne sont-elles pas la fin programmée de toute autonomie de la pensée ? Ce qui pourrait être dit de la philosophie africaine pourrait tout aussi bien se dire de toutes les autres : « Notre philosophie doit trouver ses armes dans le milieu et les conditions de vie du peuple africains. C’est à partir de ces conditions que doit être créé le contenu intellectuel de notre philosophie. » (Kwame Nkrumah, Le consciencisme, Paris, Payot, 1965, p. 120).

Pourquoi avez-vous choisi de vous consacrer à la philosophie africaine ?

Je ne vais pas me limiter au « pourquoi » qui serait une question de type causale et donc déterministe, je vais aller vers la question du « pour quoi » qui est davantage téléologique. Je dois tout d’abord avouer que dans mon parcours académique à l’université de Yaoundé I, mon premier contact avec la philosophie africaine s’est fait en troisième année de Licence, avec un cours intitulé « Pensée égyptienne ». Ce n’est donc que par curiosité personnelle que j’ai pu au hasard de lectures éparses, me faire une idée des questions en jeu et des enjeux de la question, après je dois l’avouer, une excellente introduction sur la question en classe de Terminale. La décision de me consacrer à la philosophie africaine est venue bien tardivement. En deuxième année de Master à la Faculté de philosophie Saint Pierre Canisius de Kimwenza en RDC, nous avions comme examen final une dissertation écrite sur table, et le reste était fait en examens oraux ou de travaux à domicile. Pour la dissertation en question, j’avais alors choisi, parmi les sujets proposés, de traiter celui portant sur la philosophie africaine. L’enseignant en la personne du Dr Mpay Kemboli (le nommer ici c’est aussi une manière de lui rendre hommage) m’a alors donné la modique note de 20/20, demandant contrairement aux usages que la Faculté me rende la copie et que je puisse alors retravailler le texte pour publication. « Consacre-toi à la philosophie africaine », m’a-t-il lancé. Le texte de la copie est devenu une contribution dans un ouvrage collectif sur la renaissance africaine… la passion pour la philosophie africaine est née. Ce n’était qu’un début. Le telos pour aller plus loin que votre question, est donc qu’il y a un héritage à s’approprier, nos propres imaginaires à investir, sans oublier l’urgence de mieux connaître et mieux faire connaître nos penseurs, voilà le pourquoi de ce pour quoi, véritable leit motiv d’une passion pour l’Afrique et pour l’Afrique philosophique.

N’y a-t-il pas toujours eu des formes de philosophie informelle dans le monde ?

Je suppose que vous entendez par « philosophies informelles » tous ces savoirs qui naissent de la périphérie et sans besoin de se conformer à un certain establishment ni à toute pensée mainstream. Si la philosophie se veut une science, c’est-à-dire au sens de Jean François Revel, d’une connaissance des choses par leurs lois ou leurs causes, ou encore comme un ensemble de vérités enchaînées logiquement entre elles de manière à former un système cohérent, il faut bien qu’elle fasse le saut de l’informel vers le formel et ce n’est qu’à ce prix qu’elle peut se faire à nouveau informelle, car toujours et déjà appelée à être un Sapere aude, un penser par soi-même. La vraie philosophie ne peut qu’être informelle dans son fond, même si la formalisation dans le discours doit nécessairement se rendre conforme aux catégories et de pensée et de discours. L’identité, la non-contradiction, le tiers exclu, la raison suffisante, la pétition de principes en sont les plus malvenus.

Il ne faut pas aussi oublier que la pensée critique ou philosophique est elle-même le fruit d’un processus continu de maturation : du mythos au logos, et du logos au pathos.

À quel moment parle-t-on de philosophie formelle ou informelle ?

En emboitant le pas à la question précédente, je pense que c’est l’exigence de raison qui peut donner à une pensée « sauvage » à la limite, au sens de « primitive » à la Lévi-Strauss, un criterium susceptible d’en faire un savoir constitué. Il ne faut pas aussi oublier que la pensée critique ou philosophique est elle-même le fruit d’un processus continu de maturation : du mythos au logos, et du logos au pathos. À quel moment s’opère alors le passage ? Je suis tenté de dire que c’est peut-être à partir du moment où se constate un saut qualitatif de l’esprit humain qui prend par exemple acte des trois blessures narcissiques dont parle Freud  à lui infligée: l’héliocentrisme vs le géocentrisme qui le décentre de l’illusion d’être le/au centre de l’univers ; l’évolutionnisme vs création qui décentre du statut de forme achevée de la création ; l’inconscient vs conscience, qui décentre de l’illusion d’un moi autonome et parfaitement maître de lui-même. La philosophie formelle serrait donc le fruit de la « philosophicalisation » progressive de la pensée vers la « complexicalisation » des savoirs. Je m’amuse en ce moment à lire Introduction à la pensée complexe d’Edgard Morin, et j’y découvre une tout autre trame illustrative de ce que vous désignez par philosophie formelle et philosophie informelle. Il s’agit du passage de l’intelligence aveugle (usage dégradé de la raison et une véritable « préhistoire de l’esprit humain ») à la pensée complexe, qui n’annule pas la simplicité, n’est pas complétude, mais se veut une sorte de mise en ordre, une manière de désambiguïser, un excellent outil pour « civiliser notre connaissance ». Revenant à votre question de départ, je comprends dans votre question la question de savoir ce qui est philosophique et ce qui ne l’est pas. La réponse qu’aurait peut-être donnée Morin serait la suivante : « Je crois que la vraie rationalité est profondément tolérante à l’égard des mystères. La fausse rationalité a toujours traité de “primitifs”, d’“infantiles”, de “pré-logiques” des populations où il y avait une complexité de pensée, pas seulement dans la technique, dans la connaissance de la nature, mais dans les mythes. Pour toutes ces raisons, je crois que nous sommes au début d’une grande aventure. » (Paris, Seuil, 2005, 156). Cette « grande aventure » est bien lisible et visible chez Jean Kinyongo, lorsque réfléchissant au rapport entre objet, sens et signification, il arrive à la conclusion que la philosophie en contexte africain est comme instance de sens, son aire privilégiée et ce n’est que par la médiation de la raison qui sait mettre dans une certaine cohésion et dans une certaine harmonie les éléments de discursivité (contenu de la culture africaine), que la discours peut alors acquérir sa significabilité. La philosophie n’a pas toujours ici à son fondement premier le concept, mais elle commence par la parole, le spontané, le non-pensé, à partir duquel il est justement possible d’exercer la critique pour en faire un penser. Et il va conclure que « c’est des non-philosophies que la philosophie doit émerger par un effort critique. » (Jean Kinyongo, « Essai sur la fondation épistémologique d’une philosophie herméneutique en Afrique : le cas de la discursivité », in Présence Africaine, N° 109, 1977, 15).

Toute personne diplômée en philosophie est-elle philosophe ?

Toute personne diplômée en politique est-elle politicien.ne ? Il est bien vrai que la philosophie n’est pas (du) n’importe quoi. Mais l’étude de la philosophie ne saurait suffire pour mériter le titre de « philosophe », ce qui suppose en même temps de préciser qui et au nom de quoi décernerait ce « certificat ». Il faut pourtant passer par une école, ou du moins par une initiation pour s’imprégner de tout ce qui fait une tradition philosophique. Les Égyptiens tout comme les philosophes grecs et latins de l’âge d’or en savent quelque chose. Ludwig Wittgenstein, camarade de classe au primaire d’Adolph Hitler, un des grands noms de la philosophie contemporaine et grand inspirateur en matière de formalisation de la philosophie analytique, après avoir pratiqué presque tous les métiers, se vantait d’avoir écrit son seul livre publié (en 1920) de toute sa vie, le Tractatus logico-philosophicus, sans avoir étudié la philosophie ni lu aucun philosophe en particulier. La professionnalisation de la philosophie et la « diplômisation » de la recherche sans oublier les exigences académiques font du diplôme la condition de reconnaissance d’une certaine autorité intellectuelle, particulièrement dans le monde de tradition francophone. Il y a pourtant une philosophie de « la maison de mon père » qui est possible, non apprise à l’école formelle. C’est ce que tente de faire comprendre Kwame Anthony Appiah au sujet de son ouverture à la pensée abstraite appliquée aux droits : « if I ask myself where my own concern for abstract rights came from, my own passion for fairness, I think I must answer that I got it not from my British schooling but from my father’s example. » (K. A. Appiah, In My Father’s House. Africa in the Philosophy of Culture, Oxford University Press, 1992, 189).

Le fantasme de la recherche d’une reconnaissance coloniale sur le plan de la recherche de la part de la majorité d’intellectuels africains n’est-il pas le signe d’une déchéance intellectuelle ou d’un échec peut-être ?

Est-ce de la part de la majorité des intellectuels africains ? Je ne le sais pas. Est-ce un besoin de reconnaissance ou de survie ? Là non plus je ne saurais le dire. Dans un cas comme dans l’autre on pourrait entrevoir un mimétisme simiesque qui pourrait cacher un malaise profond dans l’investissement par nous-mêmes de nos imaginaires. Un constant peut déjà se faire, celui de l’inexistence d’un cours de philosophie africaine dans nos universités tout au long du cursus de la formation en philosophie. Vous parcourrez les programmes, c’est à peine s’il y a ce cours dans les cours fondamentaux du premier cycle et voir du Master. Sous réserve de me tromper bien entendu. Combien de nos universités ont un parcours type de troisième cycle « Philosophies et rationalités africaines » ? Pas beaucoup à ma connaissance. Est-ce une négation de soi ou un malaise existentiel qui considère comme dans le cas des habitudes alimentaires, ce qui est bien, beau, en chair comme étant « fruit du Blanc » et ce qui est chétif, cabossé comme « fruit du Noir » ? Déchéance ou échec, je crains que les logiques des épithumiades et de l’immédiateté ne prennent trop souvent le dessus sur l’amour de la science et sur l’intérêt pour l’Afrique. Ce sont là les « idéologues alimentaires » ou « ventriloques », que dénonce Fabien Eboussi chez l’intellectuel dans le journal Le Messager, (« Les ventriloques », n° 240, 17 février 1992), et repris dans Lignes de résistances, (Yaoundé, Clé, 1999, 15 — 19). F. Fanon n’est pas plus tendre lorsqu’il estime que « l’on retrouve ces mêmes intellectuels débrouillards, malins, astucieux. On retrouve chez eux, intactes, les conduites et les formes de pensée ramassées au cours de leur fréquentation de la bourgeoisie colonialiste. Enfants gâtés hier du colonialisme, aujourd’hui de l’autorité nationale, ils organisent le pillage des quelques ressources nationales. » (F. Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Maspero, 1979, 15). Je m’en voudrais de ne pas signaler ce merveilleux opuscule de V. Y. Mudimbe dont le titre L’odeur du père (Paris, Présence Africaine, 1980) est déjà si évocateur… La vocation de l’intellectuel africain devrait être celle de « produire une science du dedans » en vue de pouvoir « s’intégrer dans la complexité véritable des formations sociales africaines et de les assumer, non plus comme calques de l’histoire occidentale, mais en leur spécificité culturelle et historique » (V. Y. Mudimbe, 1980, 51). L’université africaine prend malheureusement souvent les allures « d’une simple enclave d’influence culturelle occidentale composée d’Européens à peau noire » (V. Y. Mudimbe, 1980, 101). Porté au paroxysme, ce besoin de reconnaissance ne peut produire que des pensées au service du maître, d’où toute l’importance de l’idée d’une décolonisation des savoirs.

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Par ailleurs, vous avez créé une Revue philosophique, d’autres réalisent des ateliers et des conférences… À quand un dictionnaire consacré aux philosophes africains ?

Notre travail ne se limite pas qu’à la revue. « Philosophie Africaine. Débats & Questions » est tout un projet de recherche qui se met progressivement en place. Un petit tour sur notre page Facebook vous donnera un aperçu de tout ce que nous faisons comme activités, incluant des webinaires, des conférences, matinées d’études, ateliers. Nous préparons d’ailleurs notre premier congrès en septembre à Dschang au Cameroun, sur le thème de « Mythologie africaine et pensée philosophique », thème du magazine en préparation. Nous préparons aussi un colloque pour janvier 2023 à Yaoundé sur le thème « Fabien Eboussi Boulaga. Reprise de soi et décolonisation des savoirs », et un autre colloque en avril 2023 à Kinshasa sur « Question Africaine / Question Noire / Question Nègre. » Nous avons aussi quelques projets de publication d’ouvrages collectifs, comme celui sur le futur titre Philosophie africaine. Débats et questions. Un projet de recensement des pensées et des auteurs africains dans une base de données interne est déjà une bonne base pour un « Dictionnaire de philosophie africaine » en collaboration bien sûr avec d’autres chercheurs d’Afrique et des diasporas.

Et la théorie postcoloniale, comment la définissez-vous ?

Plus haut j’évoquais précisément l’urgence d’une décolonisation des savoirs. La théorie postcoloniale est un ensemble de domaines qui voient le jour dans un contexte historique qui est la postcolonie après les années 1960. C’est avec Achille Mbembe que les études postcoloniales se formalisent véritablement. Il ne faut pas y voir une réaction, encore moins un manifeste anti-occidental. Son fondement vise à prendre le contre-pied l’afropessimisme (haine raciste des Noirs), sur l’africanisme (connaissance superficielle et par provision de l’Afrique) et sur l’afroradicalisme (afrocentrisme compris). En forgeant le mot « Postcolonie », Mbembe veut mettre l’accent ici sur le contenu philosophique à y apporter. La postcolonie renvoie alors à une « politique de la vie. » « L’anticolonialisme avait pour visée la création d’une nouvelle forme de réalité — l’affranchissement par rapport à ce que le colonialisme avait de plus intolérable et de plus insupportable, sa force morte ; puis la constitution d’un sujet qui, à l’origine, renverrait d’abord à soi-même ; et, en renvoyant d’abord à soi-même, à sa pure possibilité et à sa libre apparition, se rapporterait inévitablement au monde, à autrui et à un Ailleurs » (A. MBEMBE, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2013, p. 241). Je définirais donc la théorie postcoloniale à la suite de ces propos de Mbembe par un investissement par l’Afrique elle-même, des topoï conceptuels, utopiques, imaginaires, tropiques africains (dommage de devoir le dire avec un concept grec). Pour dire que c’est un travail qui doit déjà vraiment commencer… C’est tout ce vaste projet qui vise à rendre l’Afrique à elle-même. Semblable au Panafricanisme et à la Renaissance Africaine sur le plan historique et sociopolitique, semblable à la Négritude au plan culturel et artistique, la décolonisation des savoirs veut valoriser les épistémologies du sud. Pour cela, un effort de libération des schèmes mentaux s’impose pour revenir au Fanon de Les damnés de la terre et surtout à celui de Peau noire, masques blancs. Une libération religieuse avec l’Afrocentricité et le retour à la religion traditionnelle africaine « authentique » (Kwanza) avec Molefi Kete Assante et Ama Mazama. Une libération identitaire par le refus des prénoms occidentaux avec l’authenticité de Mobutu et dont certains relents subsistent dans le projet des activistes de la jeune génération comme dans le mouvement Urgence Panafricaniste de Kemi Seba. Une libération des utopies racialisées et des fausses images de l’identité noire, avec notamment Norman Ajari, (La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race, Paris, La découverte, 2019). Une libération des théories du genre stéréotypées avec la nouvelle génération des féministes africaines, particulièrement des diasporas. Une libération des niveaux du discours, comme c’est le cas avec Ngugi Wa Thiongo’o, qui pour donner suite à son ouvrage Decolonizing the Mind, paru en 1986 et le dernier qu’il publia en anglais. Traduit depuis en français en 2011 sous le titre Décoloniser l’esprit (La fabrique éditions), depuis ce Livre donc, Ngugi Wa Thiongo’o ne publie désormais plus dans une langue « étrangère », mais seulement en Kikuyu. Issue du plan académique de l’Orientalisme d’Édouard Saïd en passant par les Subaltern Studies aux USA, ce qui est connu aujourd’hui sous le nom de « décolonisation des savoirs » trouve un écho dans les études postcoloniales que les écrits d’Achille Mbembe contribuent à rendre compte, même s’il ne cesse de rappeler que sa pensée ne devrait pas être ainsi caricaturée.

C’est avec Achille Mbembe que les études postcoloniales se formalisent véritablement. Il ne faut pas y voir une réaction, encore moins un manifeste anti-occidental. Son fondement vise à prendre le contre-pied l’afropessimisme (haine raciste des Noirs), sur l’africanisme (connaissance superficielle et par provision de l’Afrique) et sur l’afroradicalisme (afrocentrisme compris). En forgeant le mot « Postcolonie », Mbembe veut mettre l’accent ici sur le contenu philosophique à y apporter. La postcolonie renvoie alors à une « politique de la vie. »

En ce qui concerne les lieux des savoirs, à quels lieux situez-vous l’avenir de la philosophie africaine… Et des philosophes africains ?

En chaque Africain bien évidemment ! Partout où se trouve un Africain, là se trouve l’Afrique et là aussi se trouve en potentiel l’avenir de l’Afrique. Souvenez-vous de ces belles paroles de Kwame Nkrumah : Je ne suis pas Africain parce que je suis né en Afrique, mais parce que l’Afrique est née en moi. La détermination de ce « lieu » me fait tout de suite penser à la précision très importante que fait Jean-Godefroy Bidima sur cette question. Selon lui : « La question du lieu peut se fragmenter en quatre moments selon le schéma très connu de la langue latine : le lieu propre (ubi ?), la provenance (unde ?), la destination (quo ?) et la traversée (qua ?). » (J-G Bidima, La philosophie négro-africaine, Paris, PUF, Que sais-je, 1995, 5). Votre détermination de ce « lieu » devrait donc répondre à ces quatre fragments de lieux qui font finalement que ce « lieux » n’a rien de physique. Nous serons donc amenés à penser où est cette philosophie ; d’où viendrait-elle ; quel est son lieu de destination ; enfin par où et par quoi passerait-elle ? Cette dernière phase à laquelle correspond « la traversée » est la plus fondamentale dans l’entreprise de Bidima. « Nous lirons la philosophie africaine en fonction de la traversée » (J-G Bidima, 1995, 7). La condition donc de cette topique est que l’Afrique se reconnaisse aussi en chacun de ses enfants par lesquels traverse son concept. Il ne suffit pas d’être mélaniné pour être Africain bien entendu. Le lieu conceptuel de l’Afrique dépasse toutes les considérations factuelles et accidentelles propres aux individus. L’Africanité est davantage un ensemble d’états de choses formées d’un ceci qui appelle à un cela. Et lorsque ceux-ci font face à ceux-là, les rapports de force historiques qui ont fait ici un ensemble de zombifications conceptuelles et là-bas une impétuosité structurelle, alors la catharsis se veut globale. Les topiques cognitives ne sauraient donc être limitées dans l’espace et dans le temps. C’est la puissance créatrice de sens qui seule peut servir de vade retro pour l’exorcisme de la violence historique, je dirais du viol de la mémoire africaine dans les trois impondérables qu’identifie Achille Mbembe : l’esclavage, la colonisation et l’Apartheid (A. Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013, 120). Il faut donc traverser ces différents lieux pour arriver à la conclusion que ce lieu est essentiellement mouvant et en mouvement. Il est dynamique et non pas statique. Il est existentiel et non pas simplement ontologique.

J’ai l’impression que vous préférez travailler dans le secret…

Pas du tout ! Nous avançons à grands pas. Le processus de légalisation de « Philosophie Africaine. Débats & Questions » comme société savante ou groupe de recherche est déjà bien avancé. Nous avons déjà mis sur pied un comité exécutif formé de 13 jeunes chercheurs dynamiques et en plein envols conceptuels de diverses nationalités africaines ; et un comité scientifique coordonné par les Professeurs David-Le-Duc Tiaha (Fond Ricœur) et Gaston Steve Bobongaud (Université Catholique d’Afrique centrale). La mise à jour de nos sites web, la formalisation de nos principaux axes de recherche (Herméneutique et phénoménologie africaine ; rationalités, cultures et sociétés africaines ; philosophie africaine de la religion ; Philosophie de l’art et esthétique africaine) permettront bientôt un meilleur déploiement de nos activités.

Des nouvelles de la revue ?

Le coq est au feu… Nous espérons le servir très bientôt avec le Magazine. Le but étant pour ces deux types de publications, de permettre une plus grande lisibilité (par une revue scientifique) et visibilité (par des images et tes lieux concrets) de l’Afrique qui bouge et qui pense.

Merci beaucoup,

Je vous en prie et c’est moi qui vous remercie. Longue vie au Magazine Outamsi. J’espère que nous aurons l’occasion de quelques va-et-vient avec le Magazine Philosophie Africaine qui arrive.

Par Pénélope Mavoungou, mai 2022

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Dr Jean-Marie Yombo : « Kundera lègue à la postérité les moyens romanesques de son ré-enchantement »

Milan Kundera, né en 1929 dans l’actuelle République tchèque, a publié de nombreux textes qui lui ont valu une notoriété internationale. On peut citer entre autres : La Vie est ailleurs ; L’insoutenable légèreté de l’être ; L’Art du roman ; L’Immortalité ; Les Testaments trahis et L’Identité. Récemment décédé à l’âge de 94 ans, il laisse une œuvre aussi immense que pertinente, traduite en une quarantaine de langues. De ce fait, Jean-Marie Yombo, docteur en littérature française, nous parle de l’héritage inestimable de Milan Kundera et de la pensée postmoderne qui sous-tend son œuvre. Au-delà de sa thèse de doctorat qui portait sur « L’esthétique postmoderne dans l’œuvre romanesque de Milan Kundera », il lui a consacré de nombreuses réflexions scientifiques.

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« Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne peut s'exprimer qu'en répondant : Parce que c'était lui, parce que c'était moi. »

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