Avec Dancing Queen, Felicia Mihali signe un roman à la fois intime et universel, porté par une voix littéraire limpide, forte et résolument féminine. Comme dans La bigame ou d’autres œuvres de l’autrice, la femme n’est jamais un simple personnage : elle est une présence centrale, un prisme à travers lequel l’humanité entière se reflète… dans sa beauté, ses contradictions, ses blessures, etc.
Le roman commence par un retour. Sonia, immigrée à Montréal, revient à Bucarest après la mort de Marc, son ex-mari, un artiste reconnu, qui lui lègue l’appartement de leur passé commun. Ce retour aux sources déclenche un véritable vertige de mémoire : souvenirs de l’amour, de la trahison, de l’humiliation sociale, et aussi de la lutte constante pour exister en tant que femme… dans l’art, dans la société, dans la famille.
« Une femme roumaine est une mère et une épouse avant tout, même lorsqu’elle ne l’est pas. »
Cette phrase résume à elle seule la pression sociale inscrite dans les esprits, les corps et les parcours. Ce que « Dancing Queen » dépeint avec subtilité, c’est ce poids invisible que les femmes portent, même lorsqu’elles s’en croient libérées. Sonia est une femme qui a vécu, qui a aimé, qui a fui pour se construire ailleurs( se reconstruire), mais même dans son éloignement, elle reste prisonnière d’une culture qui pardonne tout aux hommes, mais exige des femmes qu’elles paient le prix de chaque liberté.
« Le divorce d’un homme est toujours vu comme une libération, alors que pour une femme, c’est un échec, même lorsque c’est elle qui le demande. »
Cette lucidité de l’auteure, presque clinique, ne tombe jamais dans le cynisme. Elle met en scène des femmes complexes, solidaires parfois, mais aussi rivales, jalouses, blessées, ambivalentes… profondément humaines. Sonia rencontre tour à tour Otilia (l’ex maîtresse et ex épouse de Marc), Zoé (sa fille), Angela (sa dernière épouse), toutes unies malgré elles par l’ombre d’un homme qui les a toutes marquées. Pourtant, à mesure que les récits se superposent, c’est l’amour et la souffrance des femmes qui prennent le dessus, pas l’homme qui les a liées.
Marc, artiste un peu frivole, charmeur, devient presque un prétexte. Un révélateur…
« Nos talents sont rarement reconnus à temps plein. Et lorsque les femmes veulent réussir, les hommes restent alors garants de leurs succès. »
Cette lucidité féminine rejoint les grands textes de Simone de Beauvoir, notamment « Le Deuxième Sexe », dans lequel elle écrivait :
« On ne naît pas femme : on le devient. »
Ce « devenir-femme », dans « Dancing Queen », est semé d’embûches. Il faut passer sous les regards, se confronter à la trahison, au mépris, aux jugements. Et surtout, lutter contre l’intériorisation du patriarcat. Sonia ne revient pas seulement dans un pays, elle revient dans une société où la domination masculine est entretenue, parfois involontairement, par les femmes elles-mêmes.
« Le changement commence par les femmes elles-mêmes. Or ici, ce sont surtout les femmes qui entretiennent le patriarcat. Chaque fois qu’une femme dénonce, ce sont d’abord les femmes qui la démolissent. Et les hommes se glissent entre les mailles du filet, toujours impunis. »
Felicia Mihali n’écrit pas un roman féministe de slogans. Elle écrit un roman où le féminisme est vécu, dans la chair, dans les choix de vie, dans les renoncements et les révoltes muettes. Elle montre ce que cela coûte d’être une femme libre, surtout dans des milieux artistiques ou culturels où, encore aujourd’hui, dans certains pays, « réussir en tant que femme » signifie trop souvent être la fille, la femme ou l’amante de…
Ce roman pose la question que beaucoup évitent : qu’est-ce qui reste encore à faire pour les femmes ? La réponse, Mihali ne l’impose pas; elle l’insuffle à travers Sonia, à travers ces femmes qui gravitent autour d’un homme, mais qui finissent par s’observer, se parler, se jauger… et parfois, se comprendre. Cette sororité naissante, timide, imparfaite, est peut-être la clé…
Et puis, il y a cette dernière femme que Sonia rencontre à l’aéroport. Celle que la lectrice que je suis n’attendait pas, et qui vient bouleverser tout ce que l’on croyait établi. Une rencontre finale, poignante, qui éclaire le titre du roman d’une lumière nouvelle, douce et mélancolique.
Dancing Queen est un roman nécessaire. Il parle des femmes sans condescendance, sans les enfermer dans des clichés de force ou de souffrance. Il les regarde vivre, aimer, se tromper, se chercher, et surtout, il leur donne la parole. C’est un roman féministe, certes. Mais c’est surtout un roman profondément humain, porté par une écriture magnifique, qui continue de résonner longtemps après la dernière page…
Je vous le recommande…
Nathasha Pemba