« La bifurcation » d’Amulya Reddy
Dans la présentation de cet ouvrage, Frédéric Caille parle de la bifurcation d’Amulya Reddy dont la prise de conscience face à la réalité sociale des campagnes de l’Inde a définitivement donné une autre orientation à sa vie d’intellectuel, de chercheur, de scientifique. Brillant chercheur et professeur en électrochimie, Reddy vit dans sa ville natale, Bangalore, depuis sept ans qu’il est rentré des États-Unis pour un séjour postdoctoral de six ans. Alors qu’il est âgé de 43 ans, en 1973, le scientifique indien décide d’abandonner, ou presque, l’électrochimie à travers laquelle il est devenu célèbre. Ce, afin de se concentrer sur la recherche des solutions visant au bien-être des populations de son pays dont les conditions de vie sont de plus en plus difficiles. Le déclic est parti d’une conférence sur « la pauvreté en Inde » à laquelle il prenait part : « se référant au livre de Dandekar et Ratgh, le professeur Kurien a déclaré que la pauvreté avait augmenté avec l’industrialisation. Cette observation a ébranlé ma foi nehruvienne dans le dicton : “Plus de science et de technologie = plus d’industrialisation = moins de pauvreté” (p. 17)
En effet, la bifurcation d’Amulya Reddy s’inspire essentiellement des préoccupations fondamentales de Gandhi qui disait : “chaque fois que vous avez un doute, rappelez-vous le visage de la personne la plus pauvre que vous ayez vue, et demandez-vous si ce que vous envisagez va lui être utile”. Durant les trente dernières années de sa vie, c’est donc pour les couches les plus défavorisées que Reddy va travailler sans relâche, parfois au péril de sa vie familiale. Il est question, au-delà de son parcours scientifique déjà connu, de trouver d’autres pistes de recherche susceptibles de combler le manque et d’apporter une plus-value dans le processus d’émergence des Suds. C’est ainsi qu’il ne sera plus seulement un électrochimiste, mais davantage un scientifique multidimensionnel.
Son expérience internationale et sa reconnaissance nationale, avec notamment son poste de membre de l’Institut indien des sciences, vont de ce fait lui permettre de mettre sur pied des programmes et des techniques ou technologies “appropriées” ou “rurales” qui mettent l’homme au centre des préoccupations, et prennent en compte la pauvreté galopante qui sillonne les rues indiennes. “La bifurcation d’Amulya K. N. Reddy est donc indissociablement éthique, politique et technologique. Et c’est là sans doute son grand apport et tout l’intérêt de revenir vers ses travaux aujourd’hui” (Frédéric Caille).
Pour un modèle de développement adapté aux Suds
Pour Amulya Reddy, les pays du Sud doivent eux-mêmes penser les modèles de développement adaptés à leurs réalités géographiques, climatiques, sociales et culturelles. L’erreur des Suds en général, c’est d’essayer à chaque fois de calquer les prototypes de développement occidentaux. Et pourtant, les pays occidentaux qui ont atteint un niveau d’industrialisation enviable certes ont des réalités totalement aux antipodes des leurs. Il n’est pas mauvais de s’en inspirer, mais il faut le faire en adaptant le modèle d’ailleurs selon la réalité contextuelle d’Ici, en exploitant notamment ses potentialités humaines et naturelles. Et même lorsque le modèle d’ailleurs semble inadéquat, il faut savoir trouver des “technologies alternatives”. Parce que, “le schéma occidental de développement importé, qui combine la maitrise de hautes technologies fortement capitalistiques et la baisse du besoin de main-d’œuvre, conduit et conduira toujours à, selon une formule présente dès l’un de ses tout premiers textes, ‘des îlots élitistes d’opulence au milieu d’un océan de pauvreté de masse’” (Frédéric Caille).
Et effectivement, cette dualité est palpable dans de nombreux pays du Sud, où on voit bien certaines régions baignant dans l’opulence tandis que d’autres, parfois contiguës, reflètent une misère des plus répugnante. En Afrique par exemple, c’est le cas du Nigéria qui est actuellement la plus grande puissance économique du continent, et même de l’Afrique du Sud, une autre grande puissance. Ce constat est aussi patent en Asie, dans de nombreux pays, l’Inde notamment. Pour éviter cette répartition complètement inégale des richesses et du développement dans les pays émergents, il est de bon ton d’adopter des “technologies appropriées” qui, selon Amulya Reddy, doivent prendre en compte “la satisfaction des besoins humains fondamentaux, à commencer par ceux des plus démunis, la participation et le contrôle par son public et ses usagers, la préservation et la résistance de l’environnement naturel”.
Par conséquent, penser les énergies et les technologies à partir des Suds est la clé de voûte d’une émergence efficiente et profitable à toutes les couches sociales. Pour se faire, il faut une réelle synergie entre les intellectuels, les technocrates et les communautés locales. Pour le cas de l’Asie, quasiment assimilable à l’Afrique, il a été question pour Reddy de proposer “une science asiatique pour combattre la pauvreté en Asie”[1]. Malgré les avancées industrielles considérables, la pauvreté reste très présente dans les Suds. Ce qui signifie que l’industrialisation n’est pas toujours un gage de développement, elle peut être l’arbre qui cache la forêt. Parlerait-on de développement dans un pays qui a de grandes villes industrialisées, avec des banlieues sans routes et non électrifiées, où 70 % de la population est sous-scolarisée et ne vit que d’une agriculture de subsistance ? Non ! Il faut dire que “le lien entre industrialisation et pauvreté découle de la nature d’un modèle d’industrialisation appuyé sur une technologie occidentale importée, à forte intensité de capital et d’économie de main-d’œuvre, et qu’une véritable lutte contre la pauvreté nécessite une science et une technologie différentes, une ‘science asiatique’”, soutenait-il lors de la conférence de One Asia. (p. 18)
De la parole à l’acte
Après avoir laissé de côté l’électrochimie — avec à son actif d’importants travaux et surtout un livre de référence de 1400 pages, Modern Electrochemistery, co-écrit avec le directeur du laboratoire de Philadelphie J. O’M. Bockris —, Amulya Reddy lance ASTRA en 1974. ASTRA (Application of Science and Technology for Rural Areas), un centre de recherche qui s’appuie sur l’expertise de plusieurs disciplines, mettant en interaction une bonne communauté d’ingénieurs et de scientifiques, nait “pour initier et promouvoir des travaux d’intérêt rural au sein de l’Institut indien des Sciences”. La même année, Reddy et ASTRA publient un article intitulé “Biogas Plants. Problems, Prospects and Tasks” (“Les installations de biogaz. Problèmes, perspectives et missions”). Cet article démontrait “que le programme officiel de biogaz basé sur des installations de biogaz à l’échelle familiale ne permettait pas de résoudre le problème de l’énergie et qu’il ne s’étendrait pas au-delà de l’élite rurale. Il montrait au contraire les économies d’échelle associées aux installations communautaires de biogaz. Bien qu’il ne s’agissait que d’une démonstration théorique, l’article a immédiatement attiré l’attention internationale et nationale. Sur le plan international, il a été largement cité.” (p. 22)
Cette publication marque le début de nombreuses recherches, publications ainsi que de multiples projets avec le groupe ASTRA. Après une année enrichissante au siège du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), à Nairobi au Kenya, en 1975 — et sa participation la même année à la création du Karnataka State Council for Science and Technology (KSCST) centré sur la diffusion des solutions technologiques avec à la clé l’implémentation de tant d’activités novateurs —, Amulya Reddy et ASTRA mettent sur pied le projet du biogaz. C’est le premier “centre énergétique rural à méthanisation (biogaz)” du pays, implanté de 1979 à 1996 dans le village Pura, situé à 2 km de leur centre d’expérimentation de Ungra. La phase terminale de ce projet était une belle interaction les chercheurs et les villageois qui avaient pour tâche d’apporter “du fumier à la mini-centrale de méthanisation où il serait soumis à une fermentation anaérobique pour produire du biogaz qui alimenterait un moteur diesel modifié lequel, à son tour, ferait fonctionner un générateur. L’électricité ainsi produite alimenterait une pompe électrique submersible pour fournir l’eau potable du village, et elle serait en outre distribuée aux ménages pour l’éclairage électrique.” (p. 32) Cela a permis à chaque foyer d’être éclairé par une lampe et le projet a été reproduit dans plusieurs autres villages du pays.
Entre 1984 et 1985, Reddy fait un séjour au Centre de Recherche sur l’Énergie et l’Environnement de l’Université de Princeton, aux USA. De retour de ce séjour, il sera nommé Directeur au département des études de gestion de l’Institut indien des Sciences en 1985. Durant ses fonctions de Directeur — en publiant au passage un livre intitulé L’énergie pour un monde durable, en 1988 —, il va travailler sur la consommation énergétique de Bangalore. Et aussi, sur le développement de l’électricité pour l’État indien du Karnataka. Dans ce dernier projet avant son départ en retraite en 1991, avec une équipe qu’il a constituée, il s’est agi d’évaluer de manière comparative et détaillée “quinze technologies d’économie d’électricité, de production décentralisée et de production centralisée conventionnelle d’électricité, et nous avons utilisé les résultats pour construire un scénario d’approvisionnement à moindre coût”, affirme-t-il.
Pour finir, nous parlerons brièvement de la création de son ONG “International Energy Initiative” (IEI) en 1991, qui continue d’œuvrer pour la valorisation de nouveaux modes de production et d’utilisation efficaces de l’énergie dans les pays asiatiques, africains et sud-américains. Au regard de tout ce qu’on a pu évoquer, Amulya Kumar Narayana Reddy a laissé une production scientifique et technologique fort impressionnante. Décédé en 2006, il compte près de 300 publications dans les domaines de la technologie et des énergies renouvelables, qui sont d’un intérêt commun. Les pays du Sud gagneraient donc à les exploiter pour résoudre certains problèmes qui freinent leur développement. Et c’est là tout l’intérêt de cette anthologie qui explore l’œuvre du scientifique indien dont la pertinence demeure palpable après des décennies.
Le livre en format numérique peut être téléchargé en cliquant sur le lien suivant : Penser les énergies depuis les Suds
Boris Noah
[1] Traduction en français du document intitulé « An Asian Science to combat Asian Poverty » qu’il a présenté lors de la conférence One Asia à Delhi, organisée par la Fondation de la presse asiatique en 1973.