Chantal Thomas : l’écriture comme archipel de mémoire

Dixième femme à intégrer l'Académie française en 2021, Chantal Thomas incarne une trajectoire singulière dans le paysage intellectuel français. Entre érudition dix-huitiémiste et écriture autobiographique, entre rigueur universitaire et liberté créatrice, cette spécialiste de Marie-Antoinette a su transformer ses souvenirs personnels en matière littéraire universelle. De l'Arcachon de son enfance aux campus américains, de la cour de Versailles aux cafés de New York, son œuvre dessine la cartographie sensible d'une mémoire en perpétuel mouvement.
Photo - Page Facebook Institut de france- 20012025

Trajectoire : de la philosophie aux lettres

Chantal Thomas naît le 18 octobre 1945 à Lyon, mais grandit à Arcachon, dans ce Sud-ouest qui marquera profondément son imaginaire littéraire. Cette enfance maritime, entre dunes et marées, constituera plus tard le terreau fertile de ses récits autobiographiques.

Son parcours intellectuel révèle une curiosité précoce pour les liens entre art et pensée. Après une licence de philosophie à l’université de Bordeaux, elle soutient en 1967 une maîtrise sur « Art et nature chez Rousseau et Le Corbusier » à Aix-en-Provence, révélant déjà son goût pour les confrontations inattendues entre époques et disciplines.

La rencontre décisive avec Roland Barthes marque un tournant. De 1972 à 1976, elle suit son séminaire à l’École pratique des hautes études et soutient sous sa direction un doctorat sur « Contribution à une analyse textuelle de l’œuvre de Sade ». Cette formation barthésienne, attention au texte, plaisir de la lecture, écriture du désir, irriguera durablement son approche littéraire.

En 1991, son doctorat d’État sur « Le personnage de Marie-Antoinette dans les pamphlets : éléments d’une mythologie », dirigé par Pierre Rétat à Lyon 2, révèle sa fascination pour cette figure royale qui deviendra l’héroïne de son roman le plus célèbre.

Parallèlement, sa carrière universitaire l’emmène outre-Atlantique : New York University, Barnard College, University of Arizona, Princeton. Ces années américaines, de 1976 à 1989, nourriront son écriture d’une liberté formelle et d’une sensibilité particulière aux mutations culturelles. Rentrée en France, elle intègre le CNRS comme directrice de recherche et co-dirige le Centre d’études du XVIIIe siècle à Lyon jusqu’en 2010.

Jeunesse et liberté : l’autobiographie comme résistance

Les souvenirs de jeunesse constituent l’un des fils conducteurs de l’œuvre de Chantal Thomas. Dans La Vie réelle des petites filles (Gallimard, 1995), elle explore déjà cette veine autobiographique qui caractérisera son écriture. Ce recueil de nouvelles met en scène des jeunes filles inséparables, célébrant l’insouciance et la joie de l’enfance avec une précision de sociologue et une tendresse de mémorialiste.

Les Cafés de la mémoire (Seuil, 2008) approfondit cette démarche en évoquant une jeune fille rêvant de devenir philosophe et de ressembler à Simone de Beauvoir. L’arrivée à l’université y est décrite comme une émancipation progressive : découverte des cafés intellectuels, moments de « savoureuse beuverie », rencontres amoureuses. Cette évocation des années de formation rappelle les grands récits d’apprentissage, mais avec une liberté de ton qui évite les pièges de la nostalgie complaisante.

Souvenirs de la marée basse (Seuil, 2017) constitue peut-être le sommet de cette veine mémorielle. L’auteure y revient sur la passion de sa mère Jackie pour la natation, présentée comme un exutoire libérateur. Cette passion transmise fait de Chantal une « enfant de la mer », qui construisait des murailles de sable contre les vagues et courait inlassablement le long des plages arcachonnaises.

Le livre transcende l’anecdote personnelle pour devenir un véritable chant d’amour : à la mère, à la mer, à la jeunesse et à la liberté. Cette capacité à universaliser l’intime caractérise le talent particulier de Chantal Thomas, qui transforme ses souvenirs en archétypes poétiques.

Au cœur de l’Amérique : la découverte de l’écriture libre

L’installation à New York en 1976, après la soutenance de sa thèse sur Sade, marque un tournant décisif. La ville est d’abord perçue comme dangereuse et excessive, mais révèle bientôt ses enchantements : fêtes perpétuelles, bohème artistique, facilité de côtoyer écrivains et artistes de renom.

East Village Blues (Seuil, 2019) témoigne de cet amour ancien pour le quartier emblématique de la contre-culture new-yorkaise. Le livre mêle évocation nostalgique et constat désabusé : revisitant en 2017 les lieux de sa jeunesse, l’auteure mesure les transformations d’un quartier désormais gentrifiée. Cette confrontation entre mémoire et réalité présente donne au récit une profondeur mélancolique qui évite l’écueil du simple souvenir complaisant.

New York apparaît ainsi comme le lieu où Chantal Thomas « a commencé à respirer », selon ses propres termes. Cette métropole devient le déclencheur de son besoin d’écrire avec une plus grande liberté, loin des contraintes académiques européennes.

Le Journal d’Arizona et du Mexique (2024) prolonge cette exploration de l’Amérique fascinante. Situé au début des années 1980, ce journal évoque son séjour d’enseignement à l’Université d’Arizona. Dépaysée mais curieuse, elle s’imprègne des codes de cette nouvelle terre sans renoncer aux plaisirs qu’elle offre. Cette « magnifique envie de liberté et d’échappée, qui se dévore dans un enchantement continu » la mène également au Mexique, enrichissant encore sa géographie sentimentale.

Les honneurs et la reconnaissance

Les Adieux à la reine (Seuil, 2002) marque l’entrée fracassante de Chantal Thomas dans le grand public littéraire. Ce Prix Fémina révèle un talent de romancière capable de renouveler l’approche de la Révolution française par un angle original et intimiste.

Le choix narratif s’avère particulièrement habile : donner la parole à Agathe-Sidonie Laborde, lectrice de Marie-Antoinette, permet d’explorer les derniers jours de l’Ancien Régime depuis les appartements privés de Versailles. Les journées du 14 au 16 juillet 1789 sont vécues à travers le prisme des relations personnelles, notamment les adieux douloureux entre la reine et Gabrielle de Polignac, contrainte à l’exil.

Cette approche micro-historique, influencée par les travaux de Natalie Zemon Davis ou Carlo Ginzburg, révèle l’Histoire par les émotions individuelles. L’érudition dix-huitiémiste de l’auteure, nourrie par ses recherches sur les pamphlets anti-Marie-Antoinette, sert ici une fiction d’une rare densité historique.

Le succès est immédiat : traduction en vingt langues, adaptation cinématographique par Benoît Jacquot (Prix Louis-Delluc 2012). Cette reconnaissance internationale consacre une démarche littéraire originale, entre roman historique et récit intimiste.

Les distinctions s’accumulent ensuite : Grand prix de la Société des gens de lettres (2014), prix Roger-Caillois, prix Prince Pierre de Monaco (2015), prix Le Vaudeville pour East Village Blues (2019), prix Marguerite Yourcenar (2022). Ces récompenses saluent une œuvre cohérente, fidèle à ses obsessions thématiques tout en renouvelant constamment ses formes.

L’Académie française : consécration et responsabilité

L’élection à l’Académie française le 28 janvier 2021, au fauteuil 12 précédemment occupé par Jean d’Ormesson, constitue la reconnaissance ultime. Reçue le 16 juin 2022 par Dany Laferrière, Chantal Thomas devient la dixième femme « immortelle » depuis la création de l’institution en 1635.

Cette nomination revêt une dimension symbolique forte. Militante pour la féminisation des noms de métiers et de fonctions, elle incarne le renouvellement progressif de l’institution. Son discours de réception témoigne de sa conscience des enjeux : encourager la présence féminine dans les cercles intellectuels français tout en défendant la vitalité de la langue française.

Commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres, Officier de l’ordre national du Mérite, elle assume pleinement ses responsabilités d’intellectuelle publique, intervenant régulièrement dans les débats culturels contemporains.

Une écriture de la liberté

L’œuvre de Chantal Thomas dessine une géographie personnelle où se mêlent constamment l’intime et l’historique, le savant et le sensuel. Qu’elle évoque son enfance arcachonnaise, ses années new-yorkaises ou les derniers jours de Marie-Antoinette, elle pratique une écriture de la liberté qui refuse les cloisonnements académiques.

Cette liberté formelle s’exprime par le mélange des genres : essais, romans, nouvelles, récits autobiographiques, journaux intimes. Chaque livre explore de nouvelles modalités narratives, révélant une créatrice en perpétuel mouvement.

Sa contribution à la littérature française dépasse la simple production personnelle. Universitaire reconnue, elle a formé de nombreux chercheurs et contribué au rayonnement des études dix-huitiémistes. Ses travaux sur Sade, Casanova ou Marie-Antoinette ont ouvert de nouvelles perspectives critiques, mêlant analyse textuelle barthésienne et approche historique renouvelée.

Conclusion : l’archipel des souvenirs

« De fond en comble », l’écriture de Chantal Thomas constitue effectivement un « terreau de souvenirs », mais d’une richesse qui transcende l’anecdote personnelle. Ses textes transforment la mémoire individuelle en matière universelle, révélant dans chaque souvenir particulier les grands mouvements de l’époque.

Cette alchimie littéraire explique sa place dans le paysage intellectuel français contemporain. Entre Marguerite Yourcenar et Annie Ernaux, elle a tracé une voie originale qui réconcilie érudition et sensibilité, rigueur historique et liberté créatrice.

Son élection à l’Académie française consacre une trajectoire exemplaire, celle d’une intellectuelle qui a su faire vivre la langue française dans sa diversité et sa modernité. À travers ses « archipels de mémoire », elle continue d’explorer les territoires où littérature et vie se confondent dans l’exigence commune de la vérité et de la beauté.


Œuvres principales :

  • La Vie réelle des petites filles (Gallimard, 1995)
  • Les Adieux à la reine (Seuil, 2002) – Prix Fémina
  • Les Cafés de la mémoire (Seuil, 2008)
  • Souvenirs de la marée basse (Seuil, 2017)
  • East Village Blues (Seuil, 2019)
  • Le Journal d’Arizona et du Mexique (2024)

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