La culture populaire poursuit le travail de la Renaissance. Les sorcières demeurent. Elles sont carriéristes. Sans enfants. Elles vieillissent. Elles se tiennent loin des fourneaux. Elles sont célibataires. Elles sont féministes, bien sûr. Elles sont folles. Hystériques. Froides. Prudes ou putes. Elles ne sourient jamais assez. On affuble du sceau de sorcière toute femme ayant l’indécence d’être autre chose qu’une mère ménagère, belle et souriante, épouse aimante et dévouée.
Au sujet de la femme, du regard que le monde porte sur elle, l’on peut raisonnablement penser que tout ou presque tout a été écrit. Avec Daddy issues, Elizabeth Lemay démontre que la question de la femme est inépuisable. Même si elle cite dans son texte quelques grands visages du féminisme comme Madame De Beauvoir, Madame Duras ou les autres, il ne s’agit pas pour elle de refaire l’histoire ou de recommencer. Elizabeth écrit une histoire de la femme à partir de la posture de maîtresse d’un homme marié : le souvenir d’une étreinte, d’une nuit, d’un matin où l’homme marié se précipite pour retourner dans sa vraie vie ou plutôt sa vie artificielle — car laquelle de ses deux vies est-elle sa vraie vie ? — le regard des autres, les interrogations de la société, la loi du silence, etc. C’est peu dire, donc, que si elle était follement amoureuse de cet homme, son maître, puisqu’elle en était la maîtresse, la présence presque tangible de l’autre – la vraie femme, la femme publique, celle avec qui on passe des vacances — demeurait présente dans son esprit.
Pour un premier roman, Elizabeth Lemay a fait un excellent travail et rejoint le rang des femmes libres d’esprit comme Françoise Sagan, Ernaux, Cussaux, qu’elle cite d’ailleurs. Elle manifeste ici de manière très originale, évidente et sensible, profonde et universelle, la volonté de dire et d’inviter la femme à s’autoriser de vivre et peut-être à se questionner aussi; à assumer et à s’assumer.
Le lecteur ou la lectrice trouvera dans ce roman, une romancière portée par un sentiment viscéral de la liberté, de l’amour lorsqu’elle évoque le lien de la fragilité avec l’amour ; une romancière sensible à la forme de relation qui se lie entre un homme marié et son épouse, une relation parfois teintée (parfois trop teintée) de routine, et ce qui lie un homme à sa maîtresse, l’indicible amour, le lieu de la non-épiphanie ; ce qui de manière pénétrante devient le symbole d’un amour, la lecture des grandes œuvres comme Camus, Carrère, Laferrière, etc. Un roman d’une tendresse instinctive fait d’espoirs et d’attentes notamment.
L’histoire est peut-être banale : tomber amoureuse d’un homme marié, plus âgé que soi. Avoir des nuits torrides, lui offrir sa jouvence et lui faire découvrir le 7e ciel, l’aimer comme il ne le sera peut-être jamais de toute sa vie.
Un ton personnel qui conduit la narratrice à se vider.
L’attente, l’amour et le rêve font partie de ce récit écrit à la première personne. Sans doute cela tient-il au lieu même de cette histoire qui, en contraignant la narratrice à une certaine minutie palpable, à une certaine discrétion à la vue d’une relation presque adultérine ou infidèle, la conduit à mêler littérature et relation amoureuse, posture de la femme depuis la Renaissance et posture de la femme de nos jours. Un amour charnel devenu rituel, voluptueux à des moments et sec au moment des séparations, prometteur dans l’attente ; une relation plus perméable aux particularités d’un contexte, aux exigences de la geste amoureuse, aux appétits violents des sentiments dans le siècle. C’est comme si la narratrice avait décidé, sans jamais se débarrasser de ce qui constitue son impulsion première, son assise fondamentale, de s’autoriser une vie dans sa chambre, dans sa tête, dans son rêve, dans son corps.
Elizabeth Lemay seule nous le dira, mais on peut entendre bien des choses dans « Daddy issues », titre où s’exprime une coexistence assez constitutive. Celle de l’amour, façade contre façade : maîtresse et homme marié. Celle de l’impasse, on s’attachera ici à l’attente et au vide généré par l’attente ; celle du patriarcat et du féminisme. Celle aussi de deux dispositions de l’esprit humain : la lectrice et le pourvoyeur, dont le don déguisé devient le lieu de la domination — Il lui offre des livres qu’elle lit, mais lui ne lit pas ce qu’elle lui suggère — comme s’il y avait une imposition, une évangélisation de la pensée et de la relation. Coexistence enfin, jusque et y compris dans la vision que le monde porte sur la femme.
Et puis il y a nous, les lecteurs et les lectrices, à qui je recommande vivement la lecture de ce roman bien écrit, puissant et d’actualité
J’imagine que tout ça va resurgir, l’ivresse des prémices, l’inextinguible désir, le cœur saccagé à la vue d’un homme. Le manque et l’insoutenable attente.
Bonne découverte !
Nathasha Pemba