De la littérature à la haute parfumerie, le parcours de Chaina Fidahoussen

Moramora veut dire « slow life » en langue malgache et fait référence au mode de vie lent à Madagascar, mon pays d’origine et ma muse. Mon concept se résume au slogan : « Odyssée olfactive d’un monde à part ». Nos parfums sont conçus comme des contes olfactifs dépeignant l’unique biodiversité de la Grande Île et sa vision du monde qui est celle de la vie moramora dans une société universelle harmonieuse, similaire à la philosophie ubuntu.

Donc, je suis passée par l’écrit, puis par le verbe pour arriver à l’évanescent. Mais qu’importe le médium, puisqu’au final, seul l’art compte et nous rapproche du divin.

Bonjour Chaina, comment vas-tu ?

Bonjour, Pénélope, je vais très bien, merci

Comment es-tu arrivée au Canada ?

Je suis arrivée ici comme immigrante quand j’ai décidé de quitter la France il y a plus de 17 ans pour découvrir de nouveaux horizons et m’accomplir professionnellement.

Est-ce que Madagascar te manque ?

Absolument! C’est un sentiment qui ne quitte jamais un Malgache. On a tous dans notre cœur une profonde nostalgie pour notre pays où que l’on soit dans le monde. Ce n’est pas pour rien qu’en langue malgache on l’appelle « le pays des Ancêtres », donc le pays de nos racines.

D’où t’est venue cette idée de créer une haute parfumerie ?

J’ai toujours voulu devenir parfumeure depuis très jeune, car c’est une passion dans ma famille maternelle, notamment ma mère, ma grand-mère et mon arrière-arrière-grand-mère. Donc, ma maison, c’est avant tout un hommage envers elles.

Selon toi,  Chaina, quelle est l’importance des parfums dans la société ?

Le parfum a toujours existé dans les sociétés humaines et a évolué en fonction des évolutions sociales. D’abord comme encens en offrande aux dieux. D’ailleurs, le mot vient du latin « per fumum » (par la fumée). Ça a ensuite été uniquement l’apanage de l’aristocratie qui avait ses parfumeurs attitrés. À partir du 19e siècle, ce sont les apothicaires qui fabriquaient du parfum. Cela se démocratisera avec l’apparition des premières molécules de synthèse quand François Coty, d’origine corse et Père de la parfumerie moderne, a ouvert les premières parfumeries aux États-Unis après la Deuxième Guerre mondiale. Donc, c’est par l’Amérique que le parfum est entré dans tous les foyers et est devenu un objet du quotidien jusqu’à nos jours, et non par la France. Le parfum reste important malgré cette phobie des parfums au Canada que je n’ai jamais vu ailleurs. Même en période de confinement, mais plus en tant que produit de bien-être.

Quelle est la philosophie derrière le concept Moramora ?

Moramora veut dire « slow life » en langue malgache et fait référence au mode de vie lent à Madagascar, mon pays d’origine et ma muse. Mon concept se résume au slogan : « Odyssée olfactive d’un monde à part ». Nos parfums sont conçus comme des contes olfactifs dépeignant l’unique biodiversité de la Grande Île et sa vision du monde qui est celle de la vie moramora dans une société universelle harmonieuse, similaire à la philosophie ubuntu. La culture malgache a des influences bantoues alors qu’elle a une base d’origine indonésienne. Au sens plus large, nous voulons être une vitrine de l’Afrique créative contemporaine même étant basés au Canada, en tant que première maison de haute parfumerie dédiée à Madagascar.

Peux-tu nous parler du processus ?

Le processus se fait en plusieurs phases avec une cinquantaine de sous-étapes longues et fastidieuses. Ce qui explique le coût des parfums naturels faits main en plus de celui des ingrédients (1 kg d’absolue de rose coûte 8 000 $ vs. 1 kg de rose synthétique à 200 $).

Il y a l’éducation olfactive : avant la naissance si la famille se parfume beaucoup ou utilise beaucoup d’épices comme c’est mon cas, durant l’enfance, et en éduquant professionnellement son nez. Soit dans une école, soit en autodidacte comme moi, pour apprivoiser les ingrédients pendant 5 ans, un peu comme les musiciens qui font des gammes ou un apprenti sommelier. Un parfumeur travaille d’abord avec sa mémoire olfactive, donc, le parfum se compose d’abord dans la tête et non pas par le nez.

Ensuite, il y a l’expérimentation pour apprendre à créer des accords (juxtaposition d’ingrédients pour aboutir à une note unique ou signature) dont l’assemblage sert à composer un parfum. Donc, c’est un autre parallèle avec la musique.

Après cela, c’est la phase de désapprentissage pour se défaire de ses acquis pour trouver son propre style tout en maîtrisant ses classiques comme le disait Picasso.

Arrive enfin, la récompense : la phase créative appelant à l’inspiration (un thème, une plante, un animal, un lieu) pour écrire une histoire avant de la traduire en trame olfactive.

Vient ensuite la partie technique qui en fera un produit et qui s’étale sur plusieurs mois comme dans l’art de faire du vin et des spiritueux : création du « jus » (concentré), macération, tests, dilution du jus dans l’alcool, maturation (6 mois pour nous contre juste 1 mois pour les parfums d’usine), filtration et emballage (mise en flacon et en boîte).

Et enfin, la partie Commercialisation, si on est parfumeur-propriétaire, donc business, trouver les sous, faire le marketing, les ventes.

Et pour les compositions, choix des essences et du flacon ?

Le choix des essences dépend du thème du parfum, mais aussi du degré de concentration recherché : si le parfum évoque l’hiver, on n’utilisera pas d’agrumes, mais plutôt des conifères, si le parfum est léger et aérien, il aura plus d’agrumes et d’herbes, mais si on veut un parfum fort, il faudra des bois, des résines (l’encens) et des épices comme la vanille.

Pour la composition : il faut organiser les ingrédients en notes (1 seule odeur) et en accords (notes composées qui deviennent une note unique) que l’on organise en pyramide par notes de tête en haut, puis notes de cœur au centre, et notes de fond en bas), car le parfum évolue horizontalement (dans l’espace) et verticalement (dans le temps). Les notes sont classées par degré de volatilité : les plus légères en haut (agrumes, herbes, épices légères), les stables au centre (fleurs) et les plus tenaces en bas (bois, épices lourdes, résines, baumes). C’est un peu comme un écrivain qui organise ses chapitres et aligne ses mots pour composer son œuvre.

Le choix du flacon dépend de l’ADN de la marque, de son identité (forme du logo), mais aussi du budget et représente un énorme pourcentage du prix du parfum. Dans la parfumerie de niche, l’accent est mis sur les ingrédients, les flacons restent sobres et standards. La parfumerie masstige a des flacons élaborés ou extravagants, mais le jus est médiocre et cheap. Par exemple, mon flacon est carré, car mon logo géométrique comporte un carré/losange avec une signification symbolique dans la sculpture traditionnelle malgache. Et comme ma parfumerie est non genrée, le carré convient à tous. Et enfin, les flacons carrés sont prisés en haute parfumerie.

En parlant de haute parfumerie, quel est le point commun entre Moramora et les maisons de parfumerie comme Lancôme, Christian Dior, Givenchy, etc.

Notre dénominateur commun, c’est l’industrie de la parfumerie et le fait de vendre des parfums et du rêve. Mais parlons plutôt de notre différence pour comprendre qui nous sommes. Ces marques sont masstige (luxe accessible) et non de la haute parfumerie. Ces maisons de cosmétiques, de haute couture ou de maroquinerie appartenant à de grands groupes, donc à des actionnaires (sauf Hermès), proposent du parfum comme luxe accessible à défaut de s’offrir une robe de créateur ou un sac Birkin. Ce sont les grands labos (Firmenich, Robertet) qui conçoivent leurs parfums, et non en interne, sauf Guerlain et Hermès qui ont leur propre nez et unité de production. La formulation obéit à une logique de prix maximum par kilo de base parfumante : le coût d’un parfum masstige de 100 mL est moins de celui d’un café (2 dollars), donc sont forcément bourrés d’ingrédients chimiques. Comme la R&D coûte cher, ce sont les mêmes formules qui sont recyclées par ces labos et mises en flacon sous des noms évocateurs. Du coup, les marques finissent par avoir le même type de senteur. Et enfin, les parfumeurs sont des techniciens anonymes, sauf les maîtres-parfumeurs (ceux qui ont atteint le Graal), mais ils restent les employés de ces groupes. Nous sommes à l’opposé : la parfumerie est la base même de notre activité, en tant que maison indépendante et faite à l’interne par le parfumeur qui en est le propriétaire. Nos moyens sont certes petits, mais pour nos formules, nous ne regardons pas au prix et utilisons des ingrédients d’exception; quant à la créativité, nous nous considérons comme des artistes composant des œuvres d’art olfactives uniques.

Un parfumeur travaille d’abord avec sa mémoire olfactive, donc, le parfum se compose d’abord dans la tête et non pas par le nez.

Est-ce que les petites bourses pourront s’offrir les parfums Moramora ?

Oui, car nous avons bien étudié le marché et comme parfumerie inclusive, ne voulons pas exclure les petites bourses ni les jeunes. Nous avons un 15 mL au prix relativement abordable pour un 30 % de concentration (nous préconisons aussi d’utiliser peu, mais de façon raisonnée, car la plupart des parfums dorment dans les armoires pendant des années). Notre 50 mL coûte dans les 400 $. Nos recharges, y compris le 50 mL, coûtent 15 % moins cher pour réutiliser les flacons et contribuer à une économie circulaire avec le moins de gaspillage. Nous sommes avant tout une marque écolo et responsable. Chaque parfum a son prix en fonction de la valeur des matières premières, donc, pas de prix standard. Une omelette n’a pas le même prix que le caviar.

Où peut-on trouver les parfums de Moramora au Canada ?

Sur notre boutique en ligne : www.parfumsmoramora.com. Dans le futur, nous distribuerons dans de belles boutiques pointues de parfums de niche, mais pas dans les pharmacies ou les chaînes de magasins de beauté.

Un mot sur les parfums personnalisés…

Nous aurons trois types de services : la personnalisation de flacons (monogramme, court message), la création sur mesure (clients particuliers, futurs mariés, commande spéciale), la création d’expériences et d’installations olfactives pour entreprises, musées et institutions. Ces deux derniers services seront offerts à partir de 2023.

Quelles sont tes ambitions quant à l’évolution de Moramora ?

Nous sommes la première maison de haute parfumerie naturelle, éthique et durable et ambitionnons de devenir la plus belle destination en la matière. Nous avons un projet de création d’un espace expérientiel, multisentoriel et éducatif à Toronto, qui regroupera plusieurs de nos autres marques aussi.

De la littérature à la haute parfumerie. Peux-tu nous parler de ton parcours ? De tes études, ta spécialisation en littérature et pensais-tu un jour te spécialiser dans la haute parfumerie ?

Oui, car j’ai tout fait pour y arriver. Je suis chercheure en littérature et linguistique française et francophone à la base. J’ai toujours voulu être parfumeure, mais faute de compétences en chimie, je n’ai pas pu faire une école de parfumerie en France. Je me suis éloignée de la littérature écrite française et francophone pour mon doctorat en me spécialisant en littérature orale malgache, car l’oralité africaine était un domaine de recherche novateur. Mais faute de pouvoir enseigner et de l’enseigner à l’université en France, puis ici par manque d’expérience canadienne préalable, je me suis réinventée en enseignant dans le primaire puis très vite comme traductrice en entreprise et apprentie-parfumeure autodidacte le soir, pour lancer ma maison de parfums un jour.

Celle-ci ne pouvait être que de la haute parfumerie dans le sens de « maison d’art », car non seulement j’aspire à la perfection et au beau, mais pour moi, ce qui compte avant tout, c’est la création et l’art. Donc, je suis passée par l’écrit, puis par le verbe pour arriver à l’évanescent. Mais qu’importe le médium, puisqu’au final, seul l’art compte et nous rapproche du divin.

Une autre de tes spécialisations c’est aussi le webdesign. Comment expliques-tu cette multidisciplinarité ?

Là, aussi, c’est par goût pour l’art et le design. J’ai aussi ma propre maison de thés parfumés qui se boivent comme des petites créations multisensorielles en faisant appel au goût et à l’odorat. Donc, que ce soit pour créer un parfum, un plat, une boisson, ou un site web, ma multidisciplinarité ne se résume qu’à une seule compétence : la créativité sinon le pouvoir de création. Le parfum aussi a cette faculté multidisciplinaire, car il combine l’art, différents arts même, le langage, la technicité, donc la chimie, la botanique, les affaires, le marketing. Ce qui me convient sinon je m’ennuierais si je consacrais ma vie à une discipline monolithique.

Quel type de source d’inspiration aimerais-tu être pour les personnes immigrantes en particulier et pour les femmes du monde en général ?

J’aimerais inspirer trois qualités chez les immigrants, mais la plupart les ont déjà, donc je ne dis rien de nouveau : la résilience, l’invention et la capacité de réinvention. Et ah oui, ne jamais se prendre au sérieux tout en prenant tout très au sérieux. Pour rester dans le sérieux, je dirais que si le Canada est une terre d’immigration, ce n’est pas une terre d’accueil. Donc, creusez votre place, allez vers les autres, faites-vous accepter. Pour une femme, c’est déjà difficile, mais comme immigrante et francophone, et éventuellement de couleur, c’est une bataille de tous les instants. Alors, croyez d’abord en vous, soyez proactifs et réinventez-vous si vous rencontrez des obstacles. Considérez ce qui paraît un échec comme une force et ne baissez jamais les bras.

Quels conseils aimerais-tu donner aux femmes qui veulent se lancer en affaires ?

Avant tout, il faut répondre à un besoin, travailler sur son idée et la tester au lieu de réinventer la roue et d’y engloutir vos sous. Et surtout, épargnez pour avoir un petit capital de départ, car il est impossible d’obtenir des prêts à la création ici malgré tout le marketing autour, sauf un microcrédit de 5 000 $. Il faut aussi savoir bien s’entourer, se protéger, résister au stress et prendre soin de sa santé, car ce sont beaucoup d’heures surtout si on a un boulot à côté. Et enfin, entre femmes, on doit être solidaires. C’est encore plus important comme entrepreneures.

Comment décrirais-tu l’époque que nous vivons ?

Schizophrène. À la fois décadente et prometteuse. On est à un tournant dans l’histoire du monde avec ce capitalisme moribond, la santé mentale et la recherche de nouvelles valeurs, de vraies valeurs. Je suis une « optimiste-réaliste ». Le monde s’est sans cesse réinventé et évolué, mais s’il n’y a plus de grandes figures révolutionnaires, je crois que chacun va créer sa propre révolution, et dans ce mot, il y a « évolution ».

Qu’aimerais-tu que les gens retiennent de toi ?

Rien du tout. Je ne suis qu’un atome insignifiant dans l’univers. Ma mission sur Terre est de parfumer le monde. Dans l’instant présent. Après, tout comme une odeur, pschhht, je vais m’évaporer. Mais tiens, comme ça fait éloge funèbre, ta question, je vais inventer mon épitaphe (quelque peu prétentieuse ?) : « Elle parfuma le monde puis disparut en fumée (d’encens) », haha.

Pénélope Mavoungou

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