Oser l’humour éthique – Conversations avec Jérôme Cotte

Crédit photo : Agence Science Presse

Bonjour Jérôme. Félicitations pour votre livre. Quand j’ai fini de le lire, la réflexion qui m’est venue est la suivante : si un jour, je suis amenée à enseigner l’humour en philosophie ou la philosophie de l’humour, voici un livre de référence. Êtes-vous conscients d’avoir produit un tel ouvrage ?

Plus ou moins. Je suis flatté par le sens de la question, car j’ai cherché à le rendre aussi accessible que possible sans compromettre le fond philosophique. C’est un livre de philosophie et de critique. Je pense avoir atteint mon objectif. Je discute également de la philosophie de l’humour dans mes cours.

Vous parlez de critique. C’est un mot qui retient mon attention. En vous lisant, j’ai retrouvé, en référence à votre parcours académique, le penseur politique aussi. Au début, je trouvais le livre un peu dur, mais après je me suis dit « tiens ! Il fait de la critique sociale ». Est-ce que votre livre est un ouvrage de philosophie politique ?

En effet, j’ai fait une maîtrise en philosophie politique, puis un doctorat ancré dans la philosophie française contemporaine et aussi dans la théorie critique, notamment de l’école de Francfort en Allemagne. Donc, oui, cela ressemble à la philosophie politique. Il y a une forme d’engagement dans mon travail dans l’espoir qu’il y ait une transformation possible encore peut-être. Parfois, l’espoir est extrêmement fragile. C’est aussi cela la beauté de l’humour, lorsqu’on est aussi conscient de cette fragilité de l’espoir, mais qui persiste à vouloir offrir une certaine forme de résistance à l’état parfois triste de notre époque.

En effet. Vous parlez de l’engagement. Est-ce que vous pensez que les philosophes au Québec incarnent un peu cet engagement ? A-t-on du mal à les rencontrer dans les grands ou petits débats ? Car l’humour, on a l’impression que cela n’a rien à voir avec des questions comme la laïcité, mais tel que vous le présentez dans votre livre, on ne peut pas ignorer que l’humour draine des foules et donc, cela reste un lieu qui pourrait aussi être un lieu d’engagement. Alors, pensez-vous que les philosophes répondent à ce besoin de présence, cette nécessité d’engagement aujourd’hui au Québec ?

Bien évidemment. Cela dépend des débats, mais il y a par exemple des philosophes qui deviennent des figures publiques par rapport à certains débats. Je pense à Michel Seymour, un ancien professeur de philosophie de l’Université de Montréal qui est engagé dans des débats sur la laïcité que vous avez nommés. Il y a aussi Alain Deneault qui prend beaucoup de place au Québec dans une forme d’engagement de critique sociale. À mon sens, de manière plus générale, depuis Socrate, le travail du philosophe c’est d’apporter un regard critique sur l’état des choses. Ça ne peut pas faire autrement que de remettre en question les a priori de l’époque. Même les philosophes plus existentiels ont une façon de philosopher et, dans ma tête, ça passe par une remise en question minimale parfois forte de l’ordre de la société.

Dans l’introduction de votre livre, vous parlez un peu de votre relation avec l’humour d’abord, et l’éthique plus tard, mais à quel moment, cette idée s’est-elle imposée à vous de manière à faire une critique sociale aussi pertinente ?

Mémoire sur l’humour en maîtrise en philosophie politique sur l’humour politique. Après le Bac, j’étais une personne assez révoltée et engagée. Je voulais pousser dans mes études, mais je n’avais pas de thème. L’humour me sembla être un terrain vraiment fertile, parce que je sentais une certaine joie de vivre, d’éprouver du plaisir. Et cette joie de vivre venait avec une volonté de résister à l’ordre hiérarchique, capitaliste aux inégalités sociales. Et puis, l’humour est aussi politique, même si certains humoristes croient que l’humour n’est pas politique. L’humour porte certaines valeurs : forme de joie de vivre avec ce potentiel. L’humour n’est pas à l’abri des valeurs dominantes. L’humour porte certaines valeurs et questionne. L’humour a mélangé ma joie de vivre à ce potentiel de résistance, à l’ordre de la société.

Quelques valeurs de l’humour ?

Ma compréhension de l’humour m’amène à croire que ce n’est pas vrai que l’humour serait à l’abri des valeurs dominantes. L’humour questionne les valeurs dominantes. Pour les valeurs, notre sens de l’humour porte certaines valeurs. L’humour veut dire quelque chose. Il y a un beau potentiel dans l’humour. Les gens pensent qu’un humour critique serait moins drôle. C’est plutôt l’inverse. Les grandes têtes d’affiche ne font pas nécessairement l’humour critique.

En introduisant l’humour féminin ou encore le rire des femmes dans votre œuvre, vous brisez, en quelque sorte, un certain cycle dans lequel les femmes elles-mêmes, inconsciemment ou bien parce qu’imposées par la société, se sont enfermées. Je connais des cultures où le rire d’une femme est signe de légèreté des mœurs, un peu comme manger dans la rue. Un peu crier, courir. Est-ce une forme de votre engagement féministe, Jérôme ?

Oui, avec toutes les nuances. L’humour féministe m’a questionné dans mes rapports aux femmes. Cela a été dans mes premiers intérêts. Au début de ma maîtrise : l’humour et les femmes. C’est possible de rire autrement avec les femmes qui ont une sensibilité féministe. Je riais tellement avec mes collègues femmes qui étaient comme féministes. Oui, c’est une forme d’engagement avec toutes les contradictions que je porte encore. Les questions que j’essaie de surmonter. Je trouve essentiel d’en parler. L’humour féminin me surprend beaucoup.

À la page 175 de votre livre, vous évoquez, en vous référant à Virginie Fortin, la question de l’utilité : tout le monde doit se trouver quelque chose à faire pour être utile et gagner de l’argent. Dany Laferrière a écrit un livre intitulé L’art presque perdu de ne rien faire. Je me limite au titre. Quelle est selon vous la limite à ne pas franchir dans la quête de l’utilité ou bien de l’inutilité ? Comment faire autrement que faire quelque chose sans tomber dans le ne rien faire ?

L’inutilité ne veut pas dire ne rien faire, se résigner. L’humour inutile est inutile aux yeux de ce qui semble être utile généralement. Ça devient inutile parce que ça ne vient pas tout simplement à être rien de plus qu’un autre rouage qui fait rouler la grosse machine économique ou hiérarchique. L’inutilité c’est ce qui essaie de faire quelque chose de différent. L’humour éthique apporte quelque chose de différent. Cette inutilité pourrait devenir synonyme d’une forme de résistance à l’ordre habituel des choses : ne pas faire de grands festivals, ne pas vendre des billets. La nuance est importante, car ce n’est vraiment pas de ne rien faire.

C’est quoi l’humoriste idéal selon Jérôme Cotte ?

C’est l’humoriste qui viendrait me surprendre dans la forme de la critique. Une critique, ça peut tellement prendre des formes différentes. Dans le livre je parle de Kafka, de Beckett, de Fortin, de Marc Ravaux. Donc, 4 artistes complètement différents. En fait, l’humoriste idéal, c’est celui qui arrive à surprendre ; à porter un regard sur le monde qui me chamboule ; qui m’amène à me questionner sur mon rapport à moi et la vie, sur mon rapport à la société. Ce que je ne trouve pas chez les humoristes de l’industrie. Ils ne chamboulent rien. Ils ne me questionnent pas.

Vous faites allusion à la différence, est-ce que cette notion de différence a quelque chose à voir avec la surprise ? Je pense qu’il y a un lien. Il faut qu’il marque la différence, si je comprends bien, l’humour idéal…

Oui, tout à fait. Idéal qui marque la différence. C’est même un mouvement intrinsèque alors. De manière plus générale, les artistes sont des gens qui repoussent les propres limites de leur art. Pour moi, les humoristes aussi sont appelés à faire cela, à transgresser les limites de leur propre art. C’est là où arrive cette différence-là, cette originalité-là. Sortir des sentiers battus qui vont évidemment devenir des sentiers battus pour ressortir différemment… C’est cet art-là de la surprise.

Ce qui m’a surpris dans votre livre, favorablement d’ailleurs, c’est la référence à Sara, la maman d’Isaac, la conjointe d’Abraham, le père de la foi. En fait, Sarah, c’est souvent, dans la doxa, celle qui est présentée comme la « patronne » des femmes « stériles » et patientes où on dit : écoute, tu n’as pas d’enfant à 40 ans. Tu sais, Sarah… Elle a eu un enfant à 90 ans. Donc il faut avoir la patience de Sarah. Il faut prier. Et puis, Sara c’est celle qui a comme validé la polygamie aussi. Elle a recommandé à Abraham de prendre sa servante Agar pour qu’elle lui donne un enfant (Ismaël). Mais pourquoi avoir pensé à Sarah ? Qu’est-ce qui vous a amené à penser à Sarah ?

Vous semblez connaître toute l’histoire de Sarah. Mais j’ai lu plusieurs livres qui parlent de l’histoire des femmes. Le rire de SARAH revient très souvent. J’ai trouvé l’histoire formidable. De voir que le rire est dans la Bible. Le rire le plus intéressant pour moi c’est Sarah et Abraham. Un rire sous-cape, un rire critique qui est comme un défi à Dieu… Tomber enceinte et être bienheureuse.

On peut dire que vous avez été saisi par ce passage. C’est intéressant comme référence et c’est une belle surprise. En fait, on visualise Sarah en train de dire : Mais oh non ! Arrête de dire des blagues, Dieu, la ménopause et tout… 90 ans ! Pas du tout, c’est impossible.

En effet, c’est un rire d’enfant. C’est un rire enfantin, rieur de Dieu, mais c’est un rire discret, un rire retenu, mais que Dieu entend quand même. Abraham lui est à plat ventre et éclate de rire de manière beaucoup plus évidente.

Une autre référence, Diogène de Synope. Je pense que dans la tête d’une certaine catégorie de personnes, Diogène Laërce, c’est celui qui portait la lampe, alors que c’est Diogène de Synope dont les écrits ont été rapportés par l’autre Diogène. C’est une belle lumière. Bravo ! Et puis, il y a aussi la référence à Raphaël, le peintre italien dont vous commentez le tableau connu presque de tous les amis de la philosophie, mais dont l’intérêt n’est peut-être pas marqué, parce que regardé avec d’autres yeux. Alors, on voit Diogène, Platon est plus haut et Diogène est assis sur une marche, à demi couvert. Ce sont de belles références. Donc, pour revenir à Diogène, je me demandais dans ma tête comment le définir, mais vous avez fini par le mentionner. Vous dites : « il choisit de vivre comme une personne en situation d’itinérance ». Est-ce que son cynisme qui est probablement un choix est fondé sur une certaine éthique ?

C’est un choix délibéré, car il refuse la morale dominante, mais il le fait de manière tellement radicale. C’est un anti-conformiste. Avec notre regard moderne, oui, il vit un peu comme un hurluberlu, quelqu’un qui peut aujourd’hui inquiéter les gens qui ne le prendraient certainement pas pour un philosophe. Mais les propos rapportés par Laërce nous amènent à avoir toute une discipline de vie. Une discipline non pas fondée par la théorie, mais à la manière de Diogène, montrer sa philosophie par le rire. Il n’écrivait pas de livres, mais on peut supposer qu’il se disait : « mes enseignements seront mes blagues ». Blagues assez dures, blagues critiques et moqueuses. Le sens éthique de Diogène, vient de sa volonté de résister à la morale de son époque, de vouloir vivre autrement, de montrer qu’on peut espérer faire ou faire autre chose que de vivre pour la richesse, pour les honneurs, pour la réputation. Néanmoins, cette posture est critiquable, car la limite de son éthique se situe dans son manque de volonté à créer du nouveau et à ne faire aucune proposition autre que tout critiquer tout le temps. C’est bien de critiquer, mais il faut proposer en vue de l’amélioration. La critique pour la critique, c’est sûr que ça ne mène nulle part…

Le problème de l’humour est peut-être dû, aujourd’hui, par le fait de sa banalisation par l’humoriste et par les spectateurs. Est-ce que le pro de l’humour ne décide pas délibérément de rejoindre le public parfois dans la bêtise ?

C’est ce qui fait en sorte qu’on peut être à la remorque des attentes du public. C’est en effet à ce niveau qu’on est à l’inverse de la surprise que l’on peut attendre de l’humoriste idéal. L’humour devrait surprendre, nous amener ailleurs. Mais ce sont les lois du marché. L’humour devient un produit de consommation comme les autres.

Tous les autres auteurs auxquels vous faites référence depuis Diogène de Synope jusqu’à Fortin, représentent un peu la dimension sociale et politique de l’humour. Est-ce que pour vous, l’humour doit être sérieux ?

L’humour peut être beaucoup de choses. L’humour éthique peut être sérieux, même si ce n’est pas toujours évident. Il y a un fond sérieux, parce que l’humoriste éthique tel que je l’ai réfléchi, ou du moins ceux que je connais comme humoriste éthique, prennent quand même, minimalement, au sérieux, la souffrance actuelle : les injustices, les inégalités. C’est vrai que cela peut se manifester de plusieurs manières, mais il y a un fond sérieux : l’humour éthique. L’humoriste éthique prend au sérieux les questions sociales. Il ne les banalise pas. Oui, l’humour qui m’intéresse a minimalement un fond de sérieux, mais un fond difficile à voir. L’humour éthique peut aussi être quelque chose de complètement éclaté, de super joyeux, dans le gros fou rire, par exemple. Ça peut aussi être Beckett, un humour très sombre qui perd parfois ses spectateurs; c’est rendu comme de la poésie, qui nous emmène dans un monde étrange. En somme, le fond de sérieux demeure dans le sens où il y a toujours une sensibilité minimale ou forte aux souffrances reproduites par la société.

Est-ce que ce sérieux peut être vu comme de l’impact sur l’individu et sur la société ?

L’humoriste éthique souhaite rejoindre les gens quand même. Il souhaite être entendu, écouté. Le sérieux fait partie d’une démarque qu’on cherche pour rejoindre des gens. L’objectif n’est pas les grandes salles, les grands commanditaires, mais il y a l’idée de toucher des gens.

Quelle différence faites-vous entre le rire et l’humour ?

Il y a des formes d’humour qui ne font pas rire. Comme Beckett. L’HUMOUR PEUT FAIRE RIRE. Tous les humours ne viennent pas déclencher les éclats de rire. Le rire est une réaction plus corporelle, une réaction physiologique, tandis que l’humour peut passer par une forme de poésie, une forme plus intellectuelle qui vient parfois nous secouer, comme un rire intérieur. La différence n’est pas mutuellement exclusive. Le visage peut rester impassible comme chez Beckett, mais c’est encore de l’humour. Il y a des choses qui peuvent être vraiment pas drôles, mais qui font rire aussi. Il y a aussi des distinctions en ce sens-là.

Une petite curiosité : Avez-vous des projets de publication ?

Certainement, mais la vie familiale occupe tout mon temps en ce moment. Dans deux ou trois ans… Je vais probablement lâcher l’humour, mais je vais aller dans d’autres avenues, toujours dans les questionnements en lien dans la justice sociale ou l’émancipation… En philosophie. Je ne me suis jamais découvert un talent d’écrivain de fiction.

Une dernière question… Avez-vous le sens de l’humour Jérôme ?

Je pense que oui… (Grand rire).

Merci Jérôme,

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