Rue des rêves brisés de Guy Bélizaire

Analyse littéraire

Nos rédacteurs chevronnés décortiquent, décomposent, passent les ouvrages littéraires francophones au peigne fin pour observer le sens, la structure et la portée d’une parution récente ou vous font redécouvrir un grand classique. 


Honneur à Guy Belizaire, Rue des rêves brisées, Ottawa, L’interligne, 2019.

D

ans les milieux littéraires francophones ontariens, on ne présente plus Guy Bélizaire. En 2018, il a publié sa première œuvre de fiction : à l’ombre des érables, finaliste du prix des enseignants de français 2019. 

Rue des rêves brisés est son premier roman. 

Avec Rue des rêves brisés, Guy Bélizaire revient sur les thèmes de l’immigration et de l’exil amorcés dans son recueil de nouvelles. Il y est question des personnes qui arrivent au Canada et qui, bien au-delà de l’idée de s’installer dans un pays ou de s’acclimater à un environnement, doivent essayer de s’en approprier la culture et parfois de subir certaines réalités qui leur rappellent constamment leur condition d’étrangers. 

Ici, dans ce roman, l’action se passe à Longueuil, puis à Montréal. L’histoire au cœur du roman est le retour vers la terre d’origine. 

Christophe, le personnage principal du roman, est âgé de 17 ans. Il est né à Montréal. Ses parents sont venus d’Haïti pour immigrer au Québec. Un jour alors qu’il regardait un match à la télé, son père vint s’assoir à ses côtés et lui parla en ces termes :

– Hummm, tu sais, il se passe plein de choses ces temps-ci. Des choses qui vont changer notre vie à tous, et je crois bien, pour le mieux

Au fil de la discussion, il lui annonça qu’ils devaient peut-être rentrer en Haïti. Les choses avaient changé, Les Duvalier n’étaient plus au pouvoir et le moment était venu de réaliser leur projet de retour.

C’est maintenant ou jamais” 

lui confia-t-il. Le plan consistait à vendre la maison, à déménager, puis à faire des économies en vue de réaliser le rêve du retour. Ce premier départ sera très dur pour Christophe parce qu’il se séparera pour la première fois de ses amis d’enfance contre son gré, il suivra ses parents dans leur nouvel appartement et se fera de nouveaux amis, dont Jimmy le Caïd.

Après tout, c’est peut-être ça l’existence, quitter ceux qu’on aime pour en aimer d’autres.

Toute L’enfance de Christophe consiste en un intérêt particulier et une fascination précise pour Haïti, le pays de ses parents. Pourtant, manifester de l’intérêt et être fasciné n’a rien à voir avec résider dans un lieu. Avec le temps et la pression, cette histoire de départ finit par déranger toute son existence. Il pense à ses parents, à ses amis et à sa nouvelle copine. 

Néanmoins, en dehors de l’idée de partir ou de ne pas partir, Haïti représente tout un monde aux yeux de Christophe. 

Il y a tout d’abord les réunions dominicales au sous-sol de la maison de ses parents quand ils étaient à Longueuil. Nous y rencontrons Marcellin, ancien professeur en Haïti, qui se référait toujours au passé pour éclaircir une idée du présent. Il y a aussi Philomé et sa légendaire bouteille de Rhum. Alphonse, Youyou et Olga s’y trouvent aussi. Ces réunions ressemblent à un club de personnes qui rêvent de repartir en Haïti, mais qui malheureusement ont du mal à poser le premier pas. 

D’autres personnages émergent de cette histoire. C. est le cas de l’Oncle François qui refuse d’adhérer à ces idées de retour vers la Terre promise qui empêchent de s’intégrer complètement à la culture du lieu d’immigration. 

Être immigré, une vie exaltante, mais parfois triste et misérable. Triste et misérable, du point de vue mental, voire moral. Les espoirs de rentrer et les désespoirs de ne pas rentrer s’enchaînent avec les nouvelles que l’on reçoit continuellement du pays. Rester pour certaines personnes ressemblera, de ce fait, à une croix. Une croix qui malheureusement ne sera pas à l’avantage des enfants qui vogueront entre deux cultures parfois difficilement conciliables. 

C’est tout au long du livre que l’on assiste à des rencontres amicales, à des conflits en familles ou encore à des scènes plus que douloureuses comme la mort de Jimmy. 

Guy Bélizaire raconte cette histoire de l’exil sans jamais tomber dans les affects. L’écriture est simple, fluide et accessible à tous. 

Derrière toute cette histoire, il y a des questions que l’on finit par se poser :

Est-ce qu’après avoir vécu plus de trente ans sur une terre d’immigration, rentrer sur le lieu des origines est une bonne décision  Peut-on vivre toute sa vie privée en restant rivé au passé  », Entre la culture d’origine et la culture d’accueil, comment les parents doivent-ils éviter de tomber dans la confusion 

Le Canada, Terre promise où certains migrants, malgré les conditions de vie soutenables, rencontrent des difficultés à trouver ce qu’ils recherchent. Mais que cherchent-ils en fait  Une identité  Une reconnaissance  Un répit partiel ou un répit complet à leurs souffrances  Immigrer est-ce une illusion 

Rue des rêves brisés est un roman magnifique sur l’immigration. Il pose la question de savoir si l’on est obligé de refaire le voyage-retour pour retrouver ses racines. Il place le lecteur entre l’idée d’enracinement, de déracinement et de ré-enracinement. 

Christophe, ses parents et beaucoup d’autres Haïtiens de leur entourage l’apprendront à leurs dépens. 

Repartir, quitter sa terre d’accueil pour retrouver ses racines, 

Repartir, quitter une vie parfois paisible, faite de hauts et des bas comme partout, pour retrouver ses racines,

Repartir, et rester, car il y a différentes façons de demeurer soi sans repartir : Rester, adopter la culture de la terre d’accueil, conserver ses origines, 

Repartir n’est pas la seule voie qui conduit à la conservation de l’identité. De ce fait, il ne peut jamais être une finalité. C’est une possibilité, une éventualité. On peut rester et conserver son identité. 

Ce roman dont le narrateur principal est un jeune de dix-sept ans parle aux immigrants et aux personnes de la terre d’accueil. Bref, il parle à l’humanité et à ce monde multiculturel qui continue à se fermer à l’appel de l’Autre. 

Quelquefois, pour conserver ses rêves, il suffit de créer son bonheur autour de soi, là où l’on vit avec les moyens que l’on possède. 

Rester peut ainsi devenir l’acceptation de notre identité, l’exercice de notre liberté…

Rester, au risque de son identité et de sa culture d’origine. 

Lorsque rester devient « adopter une culture », se souvenir de ses origines, conserver sa culture, s’enraciner, prend le visage de l’accueil. 

Rue des rêves brisés est une prise de conscience sur l’immigration et un appel à plus d’humanité et de tolérance envers soi-même et envers les autres. 

La frontière est nette entre Haïti et le Canada, et elle l’est entre espoir et désespoir, entre désir et désillusion, entre oppression et flamme, entre les équivoques sur l’identité et l’aspiration à une vie enracinée dans la liberté, ici ou ailleurs.


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