En ces temps où des débats houleux sur les restitutions des objets, objets constitués entre autres choses de nombreux masques, autrefois subtilisés aux peuples africains par le colonisateur vont bon train, Dzŭbàŋ choisit de livrer au public un livre qu’il nomme Le bal des masques. Choix opportuniste ou stratégique ? Dans tous les cas, il est difficile de considérer le titre du dernier ouvrage de Dzŭbàŋ en évitant de le rapprocher aux débats en cours sur les restitutions ou les reconnexions. Ces débats ou luttes en cours au tour des restitutions ont la particularité de ressortir bien d’Africains comme des sujets que non seulement, pour parler comme Mongo Beti, des « bouddhas hiératiques », mais aussi des « experts ou soi-disant experts (…) dont le brain-storming permanent invente, élabore, peaufine les grandes décisions qui doivent orienter, canaliser, modeler les sociétés africaines » laissent « paraitre seuls sur [la] scène » de l’activisme de ces restitutions-là.
On peut croire que ces propos d’une violence épistémologique dont Mongo Beti a seul le secret, n’auraient rien à voir avec le dernier livre de Dzŭbàŋ. Et pourtant c’est au type de mise en scène ci-dessus et à laquelle se livre bien d’Africains, mise en scène qui protège l’humain en eux de se montrer tout nu, c’est exactement aux masques que cette mise en scène leur fait jouer que s’attaque Le bal des masques. « Ne naissons-nous pas tous nus ? » (p. 28), s’interroge pertinemment à ce propos Jo’o le personnage principal intra-diégétique du récit. Alors pourquoi devoir porter des masques afin de simplement paraitre ? Pourquoi par exemple intégrer dans ses usages le principe naturel de l’apoptose est tant difficile chez l’Africain ? La Fondation Synergie Lyon Cancer définit l’apoptose encore appelée mort cellulaire programmée comme :
un mécanisme cellulaire, normal, intrinsèquement programmé, par lequel des cellules s’autodétruisent en réponse à un signal interne. Ce phénomène aboutit à la mort de cellules individuelles, à certains endroits, à un moment précis. L’apoptose est le mécanisme auquel recourt l’organisme pour se débarrasser de cellules inutilisables, indésirables ou potentiellement nocives. Ce mode de mort des cellules sert d’équilibre (également appelée homéostasie) à la multiplication cellulaire en réglant la taille des tissus. L’apoptose intervient dans de nombreux autres processus biologiques comme le développement embryonnaire, régulation et fonctionnement du système immunitaire. L’apoptose est souvent trouvée dérégulée dans le processus de développement tumoral.
Compte tenu de la définition ci-dessus de l’apoptose, le masque se décline dans Le bal des masques somme toute comme cette tumeur caractéristique du dérèglement de l’apoptose en ce sens qu’il asphyxie l’humain en sollicitant sa dilution ou son immortalisation dans « le paraitre qui, est » (p. 28) ou dans des prescriptions sinon d’ailleurs, du moins des autres. Le masque, comme l’aurait dit Jo’o « éclipse sa volonté d’être et d’exister » (p. 28). Le masque interdit la parturition ou la réalisation patiente et expérimentale de soi.
Cette perspective du masque permet de déceler un pan du projet esthétique de Dzŭbàŋ dont une des clefs majeures est le titre de l’ouvrage : « Le bal des masques ». Dzŭbàŋ semble avoir trouvé la mélodie appropriée capable d’animer les masques, de les faire danser pendant le bal. Cette mélodie s’appelle liberté. C’est pourquoi Jo’o a beau jeu de carillonner du fond du bal des masques que « que l’on soit humain, plante ou papillon, la liberté a toujours un goût de nectar divin, un goût d’instant éternel » (p. 34). C’est par exemple ce gout de nectar divin qui assure à Jo’o la lucidité énonciative digne de la prophétie comme on peut s’en rendre compte dans l’extrait suivant : « nommer quelque chose [comme le papillon] c’est limiter la chose […] Une fois qu’on le nomme, on vient de limiter sa perception dans l’esprit de l’enfant, il ne le verra plus jamais, il ne verra plus que la panoplie de contours et les définitions, remplies dans le mot par les générations précédentes. » (p. 21)
Pour sauver sa vie en s’assurant le décalage nécessaire d’avec la fixité asphyxiante du masque, pour « s’émanciper de la mort qui frappe et renaitre à une nouvelle vie » (p. 66), les humains ont besoin « de se dépouiller des idées reçues, de se débarrasser du système déchu pour s’accommoder d’une nouvelle vérité » (p. 66). Le bal des masques a l’avantage pratique de ne pas se contenter d’énoncer la liberté comme s’il s’était agi d’un précepte aérien. Le récit en appelle à la mesure ou à la pondération. Car, la liberté ne se décrète pas, elle s’acquiert progressivement et continument au moyen d’explorations variées, d’essais, d’erreurs et des recommencements, à condition continument de « perruquer » le cocon de masque. Si pour Robert Kosmann, la perruque consiste en « l’utilisation de matériaux et d’outils par un travailleur sur le lieu de l’entreprise, pendant le temps de travail, dans le but de fabriquer ou de transformer un objet en dehors de la production de l’entreprise », le terme s’applique davantage ici à sa conception par Michel de Certeau à savoir le « travail libre, créatif et précisément sans profit ».
Le bal des masques invite finalement à cet art de faire « la perruque » par lequel l’humain éprouve la liberté au point de réaliser qu’elle est un processus continue, en tout lieu et de tous les instants. L’absence de tentative d’atteindre cette liberté laisse à Jo’o un sentiment d’amertume et de démission qui explique à grande échelle, voire à long terme valide la « situation précaire et chaotique » (p. 36) de son pays natal. Il le dit sous la forme de vers en ces termes :
Toi qui dans le cocon, refuses de te transformer
Toi qui le juges confortable et refuses de t’en extirper
Toi qui refuses d’ouvrir tes ailes pour t’élever vers la liberté
Combien de possibilités inexplorées ?
Combien de trous noirs laisses-tu béants ?
Combien de possibilités englouties dans le néant ? (p. 68).
Si en général le masque est exécré dans Le bal des masques, il faut toutefois signaler que Jo’o, trouve quelques-uns moins moches. « De tous, dit-il, les personnages que j’ai joués, les masques qui ne m’ont jamais quitté sont celui de l’enseignant, du conteur et du poète, je m’étais toujours senti pleinement vivant en les jouant » (p. 41). Sans doute un clin d’œil que Jo’o fait à L’Anté-peuple de Sony Labou Tansi ouvrage dans lequel l’enseignant Sankara soutient que « l’enseignement était la seule branche de l’arbre administratif où le moche était moins moche, l’absurde moins absurde, et l’intellectuel moins con ». L’enseignant comme masque dont le jeu assure à Jo’o le sentiment d’être en vie renforce la sublimation de la liberté comme choix esthétique du bal des masques.
La liberté est tellement sublimée dans Le bal des masques que le récit de Jo’o fourmille de divers micro-récits sur la liberté. Le récit échoue quasiment à s’en émanciper au point par exemple que Jo’o ne se sente pas obligé d’assurer à son récit ce que la théorie du récit nomme le mouvement. Quelles ont par exemple été les circonstances de sa rencontre avec la fille du lac ? Pourquoi le récit ne trouve pas autre lieu d’existence à cette dernière que le souvenir de Jo’o ou sa simple évocation par lui ? Sans doute que ces quelques interrogations ont peu d’importance, comparée à l’urgence de liberté qui permettrait à l’Afrique, la terre natale de Jo’o de sortir de sa « situation précaire et chaotique » (p. 36).
Du point de vue de la forme, la liberté s’exprime de par les libertés que prend le récit à alterner prose, poésie, anglais et français. Le récit prend aussi des libertés à saturer le corps du texte des traces de Paulo Coelho dont le motif de redécouverte de soi dans son célèbre roman L’Alchimiste est en quelque sorte réactualisé dans Le bal des masques. Le récit de Dzŭbàŋ a enfin quelque chose d’espiègle. Il n’autorise point l’insensibilité au lecteur africain vis-à-vis du récit de l’immigration de son protagoniste principal en Occident et de son retour au pays natal. Cette situation s’explique sans doute parce que son auteur a réussi à teinter sa plume du lyrisme nécessaire pour émouvoir et désamorcer la résistance du lecteur.
Plutôt qu’à un récit classique comme Mongo Beti ou André Brink le produiraient, c’est davantage à un traité de philosophie sur la liberté que Le bal des masques donne droit à son lecteur. Le bal des masques suit de façon probante la voie du type de récit philosophique que la littérature africaine crédite volontiers à Valentin Yves-Mudimbe ou à Georges Ngal.
Ives S. Loukson