Kipiala ou la rage d’être soi de Bill Kouélany : récit d’une vie tourmentée

Bill Kouélany, artiste plasticienne originaire de la République du Congo, est la première Africaine subsaharienne à exposer à la Documenta de Kassel en 2007. Lauréate du Prix Prince Claus en 2019, elle est la directrice artistique de « Les Ateliers Sahm », un espace pluridisciplinaire qu’elle a créé pour les jeunes artistes en 2012, à Brazzaville. Elle publie Kipiala ou la rage d’être soi en 2021, aux Éditions Les Avrils, après ses pièces de théâtre Cafard, cafarde (2003) et Peut-être (2007).

Il est bien connu que dans le monde des chiens il n’y a pas de limite, pas de morale : tout le monde aboie après tout le monde, tout le monde mord tout le monde, tout le monde baise tout le monde. Alors “Chienne ! Bordel ! Kipiala !” oui, tant qu’à faire, pourquoi pas ? […] Kipiala veut dire “ne pas être politiquement correct”, “en faire trop”, “se donner en spectacle” quelque part “faire la pute”. Kipiala, c’est une personne sans barrières, imprévisible, libre dans sa parole et dans ses actes. Capable de tout. Une personne qui fait peur. Voilà. À l’endroit de l’écrit, d’un langage pour dire ma rage d’être moi, ce mot resurgit. Kipiala, mot lancé comme une insulte en pleine face a finalement atterri dans mon cœur comme une grâce. 

Ainsi se dresse le portrait de celle qui deviendra Bill Kouélany par la force de ses actes répréhensibles auxquels elle-même ne trouve aucune once malséante. Née Eulalie-Brigitte, l’auteure se fait remarquer très jeune par ses écarts de comportement, et ses larcins répétés qui s’expliquent plus par son addiction à satisfaire ses pulsions, même les plus incompréhensibles, que par le manque d’ordre matériel — son géniteur a un bon emploi et les gave de cadeaux. En référence à Billy The Kid, un célèbre assassin et hors-la-loi américain du XIXsiècle, ce dernier surnomme donc sa fille « Billy » et plus simplement « Bill ». Et elle ne trouve aucun inconvénient à se faire appeler ainsi, d’autant plus qu’elle aime se faire respecter, elle revendique une certaine masculinité et ne se laisse jamais faire lorsqu’elle estime que sa liberté est menacée. Ses bagarres et coups de gueule en témoignent. Bill veut simplement être elle-même, vivre selon ses propres règles et non selon celles régies par une société qu’elle juge liberticide et même hypocrite. Elle veut être une personne indépendante, sans barrières, et se démarque par l’exubérance caractéristique de ses actes, ce qui fait d’elle une Kipiala.        

En effet, Bill Kouélany est la sixième née d’une fratrie de dix. Entre ses quatre sœurs ainées et elle, il y a un garçon dont la naissance avait été grandement célébrée. Ce, parce qu’en Afrique les garçons sont des héritiers naturels. Ils sont de fait ceux qui héritent des biens de leurs pères et les remplacent comme chefs de famille à leur décès. Bien que cette conception s’étiole au fil du temps, un Africain dont la femme n’accouche pas d’un garçon n’a pas d’héritier puisque les femmes sont susceptibles d’aller en mariage et d’appartenir désormais à d’autres familles, celles de leurs maris. Alors, la naissance de ce premier fils des Kouélany présageait l’arrivée sans intermittence d’autres enfants de sexe masculin. Son arrivée était comme la fracture d’une malédiction qui perdurait. Mais la désillusion fut grande lorsque naquit une autre fille. La mère fut la première déçue.

Le 31 octobre 1965, à Kintambo, au Zaïre, ma mère poussait, poussait, et ce fut un jour de grande déception ! Il m’est aisé d’imaginer que sur le point d’être jetée en pâture au monde, effrayée, je regardais, passive, la parturiente me dégager de sa chair. Un regard en arrière. Je suis née avec quatre kilos et cent grammes, un rien de chair en trop. Moi, engraissée par le sentiment d’une honte fameuse, doublée d’une persistante odeur de cul. Depuis Agadès, par procuration, mon père me nomma Eulalie-Brigitte. Genre féminin. Mais vouée à quel usage ? Pour quel rapport au monde ? Pour quel horizon ? 

Partant de là, son rapport avec l’Autre devint conflictuel. Très jeune, elle est différente de ses frères et sœurs. Elle lutte contre des démons qu’elle ignore. Elle n’a peur de rien ni de personne. Ses coups de sang semblent apaiser son être de temps à autre et elle n’hésite pas de recommencer. Même ses parents en pâtissent. L’écho de son comportement exécrable se répand dans toute la famille, les assises de conseils et de remises à l’ordre se multiplient. Sa conduite est vue comme un déshonneur pour la famille Kouélany dont le niveau de vie aisé, reflet d’une conduite exemplaire, se pose aux antipodes de tous ses écarts. Mais rien n’arrête Bill qui ne fait qu’à sa tête. La présence de l’autre à ses côtés est parfois encombrante. Elle fait de la solitude son principal allié. Elle ne trouve pas l’être aimé même en multipliant les conquêtes amoureuses et les partenaires sexuels. Son addiction au sexe de l’homme ne change rien, le mal demeure dans la racine.

Kipiala ou la rage d’être soi est le récit bouleversant d’une vie en proie à d’incessants tourments. C’est le récit des différentes naissances de l’auteure congolaise, des moments déterminants qui ont forgé son existence. Ce sont des « Extraits d’actes de naissance » de Bill Kouélany, tel qu’elle avait intitulé ce texte au départ dans les années 1980. De l’adoption du surnom « Bill » pour des raisons sus-exprimées, à sa passion pour la peinture, en passant par son départ pour la France à l’adolescence, son retour au Congo (deux ans après) marqué par sa rencontre avec Louis. Ensuite, sa décision de briser l’interdit en assumant son idylle avec Louis (l’ami de ses oncles) qui deviendra le père de deux de ses trois enfants et un pont essentiel pour son acquisition des rudiments de la peinture, son échec de trop au baccalauréat après lequel elle décidera de suivre son instinct d’artiste. Enfin, son choix d’assumer définitivement son allure masculine en adoptant un style vestimentaire masculin et des cheveux courts après la naissance de son troisième enfant, la guerre qu’elle a vécue pendant des mois dans les conditions douloureuses l’ont, chaque fois, permis de se recréer et de construire son parcours de peintre qui est l’expression la plus aboutie de sa soif de la liberté.  

Ce récit autobiographique de Bill Kouélany est d’une sincérité impressionnante. Il est la marque de l’audace et du courage d’une femme qui dévoile le monde sous son regard sans crainte d’être jugée, tout en prenant le soin de ne pas violer la sacralité des faits historiques. Son écriture est une arme pour la liberté. La liberté d’être soi, la liberté et le souhait de vivre dans une Afrique paisible, sans des guerres parfois nombrilistes qui font autant de mal aux populations. C’est ainsi qu’elle évoque longuement dans le texte, les guerres les plus corrosives, certainement, qui ont trempé le Congo-Brazzaville dans le sang depuis la Conférence nationale souveraine. Ce texte est donc parallèlement un rappel historique. Il est, au-delà de son aspect autobiographique, un enseignement judicieux sur les réalités sociales, culturelles et politiques de son pays, où l’alternance au pouvoir est souvent entravée par des querelles d’appartenances identitaires. Pour cela, l’art ne se fait pas pour plaire à certains dont on craindrait de dévoiler les cruautés pour une raison ou une autre. Il est l’expression du monde dans toute sa nudité, aussi laide qu’elle soit, pense Bill Kouélany.

Ce n’est pas l’art qui est moche, mais le sujet traité. L’art ne fait pas mal, c’est ce qui fait mal qui fait l’art. Mon art est un puzzle de tous ceux qui croisent mon chemin. Je ne cite pas ces hommes politiques, ils se citent eux-mêmes parce qu’ils sont entrés dans le déroulement de ma vie. Cette guerre, je l’ai vécue. J’ai éprouvé les bombardements, j’ai vu des cadavres, j’ai connu la faim et la soif, j’ai été privée de ma liberté fondamentale de circuler. Sa cruauté n’a rien d’imaginaire. Cette guerre m’a été imposée et j’ai fait le choix de ne pas la subir, de l’utiliser à mon avantage. Au fond, je remercie ces hommes politiques. 

Boris Noah

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