Nathasha Pemba : Pour ouvrir cette conversation, je voudrais citer le passage bien connu de Théorie de la justice où John Rawls souligne le lien essentiel entre la justice et la liberté.
Chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de l’ensemble de la société, ne peut être transgressée. Pour cette raison, la justice interdit que la perte de liberté de certains puisse être justifiée par l’obtention par d’autres, d’un plus grand bien. Elle n’admet pas que les sacrifices imposés à un petit nombre puissent être compensés par l’augmentation dont jouit le plus grand nombre (Rawls : 29-39)
Admirable est, en effet, cette considération de la personne dans une perspective de justice. Ce désir de justice qui est la prérogative aussi de l’État que du citoyen nous découvre le sens de l’autre, de la nation et de la liberté humaine selon Rawls. Il fait ainsi, indirectement allusion à l’équité qui est à la base de toute justice qui devrait en principe s’accorder avec la liberté. Il me semble que l’un des axes de votre réflexion dans Ces fruits si doux de l’arbre à pain vise à respecter le règne de la justice en vue d’une société plus équitable et plus équilibrée. Vous révélez donc le viol de la justice par l’État. Vous touchez, de cette façon, la question de la séparation des attributions au sein d’un État libre ainsi que celle de la justice sociale. Au regard de votre expérience et de tout ce qui se passe aujourd’hui dans l’espace public qui semble de plus en plus développer des embrouilles avec l’éthique, pensez-vous réellement que la justice a encore sa place dans notre société. La politique ne tue-t-elle pas la liberté ?
Tchicaya U Tam’si : [c’est une question bien vaste. Mais je vais essayer de vous répondre. Sur la question de la justice et la politique, je dirais que] la justice est au-dessus de la politique. La justice ne fait pas de politique. Il ne faut pas la rabaisser au niveau de la politique, parce qu’elle n’a plus d’objet si elle ne jouit pas de la plus totale indépendance (2018 : 75). La politique, c’est de l’argent vite gagné, à vous faire Crésus vite fait ! La politique est rarement l’ambition mise au service de la bonne cause du bien public… (2018 : 324). [Malheureusement ! La liberté, nous devons la chanter]. [Ne jamais oublier que] Nous nous appartenons à nous-même avant de « nous » appartenir. Je veux dire que l’homme s’appartient à soi-même avant d’appartenir à la communauté des hommes. Je veux dire que son appartenance à la communauté est un choix libre. Il doit choisir librement la communauté à laquelle il veut appartenir. Je veux dire que la communauté…, il n’en est pas l’esclave. Je conclus : cherchons ensemble une liberté de nous moins esclave ! Ce sont des paroles données d’évidence. (2018 : 341). En réalité, Ce n’est pas tant la liberté perdue qui fait enrager le tigre en cage que l’impossibilité dans laquelle il est placé de faire l’usage de sa puissance (2018 : 41). [La justice aura toujours sa place dans nos sociétés].
Nathasha Pemba : Dans Ces fruits si doux de l’arbre à pain, vous insistez beaucoup sur la moralité du juge. Cette moralité est incarnée par le Juge Raymond Poaty, homme droit et intègre qui est parfois tenté d’amener cette justice au sein de sa famille, voire un peu partout. Vous soulignez à quel point l’éthique est une exigence pour la justice et pour la politique. Comme vous le notez, la justice est parfois tortueuse. Elle passe par des méandres. La vie des gens n’est pas une ligne droite tracée au cordeau (2018 : 133). Ne craignez-vous pas que trop de justice tue la justice ? Pourriez-vous préciser quelles sont, selon vous, les caractéristiques d’un juge ?
Tchicaya U Tam’si : [permettez-moi de vous répondre à partir de votre dernière phrase.] Un juge, ça cherche toujours la vérité. Elle n’est jamais donnée. Même avec la loi dans une main, il faut savoir de quelle proposition est la juste part du cœur. Il est encore plus difficile de juger ceux qu’on aime que ses ennemis. La loi dans la main du juge est un peu Dieu le Père ; s’il se trompe, c’est la calamité qui s’étend à tous et pas seulement au pécheur, au coupable, les innocents paient souvent leur vie pour un juste que l’on condamne à tort. […] La justice, c’est la loi. Et la loi, personne n’est au-dessus d’elle. Un bon juge doit savoir cela. Il doit se battre pour qu’il n’en soit jamais autrement. (2018 : 123)
Nathasha Pemba : Le souffle des Écritures saintes traverse certaines lignes de votre ouvrage. Le visage du serviteur souffrant incarné par l’expérience de Lumumba par exemple. Et vous soulignez la fragilité de la nature humaine et de la vie. Ma question est la suivante : la vulnérabilité est-elle inhérente à la vie ? Quelle est votre vision de la vie… Et de l’homme ?
Tchicaya U Tam’si : [vous savez…] L’homme est grand ; par moments, il paraît plus grand que nature. Le fardeau qu’il porte, en comparaison, est presque un fétu de paille (2018 : 306). Mais, l’homme c’est aussi un peu comme l’arbre. D’ailleurs, ils ne font qu’un. Ils prennent racine là où la terre est bonne. Ils se font à la rigueur des vents qui tournent. Ils gardent les yeux dans le sens ou la vie les mène (2018 : 135). Le monde est double. Deux. Le plus régénérant se passe de la matière. Le plus affligeant met la pierre au cou et le feu ardent sous les pieds. L’homme qui n’est que de chair court à sa perte (2018 : 62).
Quant à la vie, nous savons tous qu’elle ne tient qu’à un souffle. La vie est large, la vie n’est pas large. La vie est épaisse, elle n’est pas épaisse (2018 : 306). Parfois, on vit avec et sans espoir (2018 : 183). La vie est à l’image de la mer. Toujours les vagues déferleront les unes derrière les autres, en se suivant, écumantes, rugissantes (2018 : 130). Mais la vie reste un mystère. Voyez par exemple, il y a la science et le profond mystère de la vie. La science s’épuisera, la vie demeurera (2018 : 69).
Nathasha Pemba : Croyez-vous en Dieu, Monsieur U Tam’si ?
Sourire de Tchicaya U Tam’si.
Nathasha Pemba : désolée pour cette question. Je comprends que cela relève peut-être du privé. Mais… est-ce la faute à Dieu si l’homme est ambivalent ?
Tchicaya U Tam’si : [Décidément, vous ne lâchez pas la question de Dieu ! Vous me demandez si Dieu est l’auteur de l’ambivalence de l’homme ? Non.] Il n’est pas question de tenir Dieu pour responsable de la peine que les hommes se donnent à rendre arides les jours de leur vie. La terre est leur mère et ils ne la bénissent pas. Que comprendre ? Elle n’est pas marâtre. Ils ne sont pas fils ingrats. Que comprendre ? (2018 : 307).
Nathasha Pemba : La mère. La terre est leur mère, dites-vous. Vous me faites penser au livre d’Albert Cohen, Le livre de ma mère, un magnifique et poignant hommage à la génitrice adorée. Ce livre d’un fils, écrit l’éditeur, « est aussi le livre de tous les fils ». Quelle est votre conception de la mère ?
Tchicaya U Tam’si : Le cœur de mère, il n’y a pas besoin d’un grand feu pour le réchauffer. Pas besoin d’une banquise pour le glacer jusqu’à la tourmente. Pour un rien, il saigne ; un rien l’illumine. Ses partis pris ont pour raison le cœur. Le cœur d’une mère. (2018 : 141)
Nathasha Pemba : Il y a un mot que j’aurais voulu trouver dans Ces fruits si doux de l’arbre à pain.
Tchicaya U Tam’si : [lequel ?]
Nathasha Pemba : Le mot démocratie.
Tchicaya U Tam’si : [je pense que c’est important de respecter le processus]. Le vent de l’histoire est un vent sec et froid. Il a raison de tout ce qui plie dans le sens inverse de son vol. Il ne tolère que les désordres de son cru (2018 : 212). Le peuple ne se trompe jamais, il donne le nom de « prophète » à l’homme de la Providence qui parle à son cœur et réveille sa foi en lui-même » il traite de politicien le fourbe qui n’a de caresses que pour l’endormir, et l’endormir pour mieux l’affamer (2018 : 163). [Et la démocratie, nous enseignent les Grecs, c’est le pouvoir du peuple. Il finira par atteindre nos contrées.]
Nathasha Pemba : Il y a une anecdote qui rapporte que face aux questions de vos compatriotes qui ne cessaient de vous inciter à rentrer au pays, vous aviez répondu « Vous habitez le Congo, le Congo m’habite ». Belle formule. Votre relation à votre pays, le Congo, peut-on en parler ?
Tchicaya U Tam’si : [les origines. On ne jette pas les origines.] Si on se met à tout jeter, il se peut qu’un jour on se voie contraint de jeter son propre corps aux ordures, et il en sera fait de nos pauvres vies, qui n’auront plus de sens (2018 : 148). [Le Congo est ma première préoccupation.] Si je ne balaie pas devant le seuil de ma porte, qu’est-ce qui empêchera les malotrus de la prendre pour une décharge publique ? (2018 : 37).
Nathasha Pemba : Quelles sont les valeurs auxquelles vous tenez… et que vous pourriez transmettre ?
Tchicaya U Tam’si : [elles sont innombrables, car une valeur reste une valeur. Il y a la justice de manière large. Puis le respect…] On ne voit pas quelle fortune cela coûte que les gens soient chiches de respect. Vous allez me dire que je confonds instruction et Éducation. Non, pas du tout. Mais ce que je veux dire c’est qu’il faut avoir les deux si l’on veut vraiment être honnête, c’est-à-dire plein de respect pour soi-même et pour les autres. (2018 : 145). D’ailleurs, l’amour qui est au fondement de nos vies, commence par le respect de soi-même et passe par le respect de l’autre (2018 : 145). Offrir de la misère aux gens que l’on est censé aimer est un manque de respect (2018 ; 146). Par exemple, au niveau de la justice, pensez-vous qu’il soit honnête de demander à un juge de ne pas tenir au respect des lois ? (2018 : 147). [Le respect devrait être partout et dans tout.]
Nathasha Pemba : À part cela, Monsieur U Tam’si, concrètement…
[Sourire de Tchicaya U Tam’si]
Nathasha Pemba : Votre sourire… Ai-je dit quelque chose de déplacé ?
Tchicaya U Tam’si : [non. Pas vous… C’est ce mot, « Concrètement » qui me fait sourire.]
Nathasha Pemba : Ah bon ! Et pourquoi donc ?
Tchicaya U Tam’si : Concrétiser, voilà un mot que l’on aime beaucoup sur les bords du Congo. On le sert dans de grandes phrases qui sont juteuses de démagogie, mais dans le concret, précisément, rien de concret. Ou plutôt si, la corruption, avec quoi le pouvoir nourrit les lâches, les prévaricateurs (2018 : 83).
[Éclats de rire.]
Nathasha Pemba : Cela prouve que je suis une vraie Congolaise… J’aime ce qui est concret. Ce titre… Ces fruits si doux de l’arbre à pain ? Jusqu’à ce que je découvre le titre de votre ouvrage, je ne savais pas qu’un écrivain pouvait parler des « fou ya pain ». C’est comme cela que nous les appelions, enfants. On retrouve ces arbres dans plusieurs concessions à Pointe-Noire. Ceci pourrait peut-être expliquer cela. Y a-t-il une symbolique derrière l’arbre à pain, cet arbre presque banal avec ces fruits particuliers ?
Tchicaya U Tam’si : [vous permettez ? On va réviser notre cours d’histoire ensemble, Mademoiselle…] L’arbre à pain, venu d’Asie du Sud-Est, s’est acclimaté et fait partie du paysage, avec le palmier à huile, l’avocatier. Il a le tronc argenté, pas toujours droit. On le voit tout le long de la côte atlantique du Congo, de Loango à Mayumba, jusqu’à Setté Cama. Plus loin, peut-être encore. Plus loin à l’intérieur des terres, on le trouve en colonies le long des anciennes pistes qu’empruntaient les caravanes des marchands d’esclaves. Grâce à lui, on pourrait faire le relevé des itinéraires de ces chasses à l’homme, de sinistre mémoire (2018 : 28).
Nathasha Pemba : Alors, à vous entendre, l’arbre à pain aurait un lien avec le commerce transatlantique ?
Tchicaya U Tam’si : [ce n’est pas moi qui le dis !] Personne ne sait plus le rapport, pas si lointain que ça, entre l’arbre à pain et ce fameux marché triangulaire. Entre Diosso et Tchilunga, où il vit en colonies très denses, il atteste que ces villageois avaient leurs marchés où un homme ne se vendait même pas pour le poids de sa douleur. Avant de les embarquer pour les lointaines terres d’Amérique, on les engraissait, on les gavait des fruits si doux de l’arbre à pain (2018 : 28-29).
Nathasha Pemba : Un dernier mot pour la postérité ?
Tchicaya U Tam’si : autre temps, autres comportements. La nature aussi change avec le temps. Tous les temps ont du bon et du mauvais. C’est quand on recherche de la pureté partout que l’on trouve seulement la boue (2018 : 35). Mais parfois, laisse le monde te porter, ne cherche pas à le porter. Ne présume pas de tes forces (2018 : 36). Vivre dans le respect de soi et de l’autre. Un peu de vertu ne fait de mal à personne : la patience, la discrétion, la modestie (2018 : 29). La modestie donne de la santé et de la sagesse à l’âme (2018 : 30). Il y a aussi le sens du devoir ; le devoir est une nourriture. Une âme faiblit quand le devoir manque à son menu (2018 : 130).
Nathasha Pemba : Je vous remercie de votre collaboration.
Nathasha Pemba