Monsieur Blacquières, de Louis-Philippe Hébert

Louis-Philippe Hébert est certainement l’un des plus grands poètes québécois de notre temps. Par ses œuvres, il a tracé une voie originale entre informatique et poésie, et composé une œuvre où la réalité de l’être humain, aux prises avec ses multiples traversées, va à la rencontre d’autres itinéraires pour conjuguer la vie ( ou la mort) au présent.

Louis-Philippe Hébert est certainement le poète québécois que j’ai le plus lu ou, pour dire vrai, le poète qui m’a réconciliée avec la poésie. De ce fait, au-delà du « lire systématique » parce que j’aime sa plume, je le lis donc aussi avec un intérêt particulier. Mon intérêt pour sa poésie vient certainement des thématiques qu’il développe, de manière toujours renouvelée, dans chacune de ses œuvres. Lorsqu’il s’agit de mener une réflexion sur des questions comme l’altérité, la vulnérabilité (ou la fragilité) et le caractère à la fois éternel et évanescent de l’existence, je vais presque toujours le relire. J’ai eu l’occasion de le rencontrer il y a quelques années à Montréal, réalisant ainsi cette dimension de la rencontre de l’autre aboutissant sur la découverte de soi. Lors de cette rencontre, il m’a lu ces vers de son poème qui fait l’objet de ma réflexion aujourd’hui :

J’étais soucieux d’une certaine forme d’efficacité
pourtant, si on me demandait ce que je regrette le plus
aujourd’hui
je dirais : c’est d’avoir été efficace
on n’est jamais
efficace que contre soi chaque fois que quelque chose s’élabore en dehors de soi-même
quelque chose se détériore à l’intérieur de soi
 il y a toujours une perte
comme si on transférait un peu de ce que l’on est
à ce que l’on n’est pas

Ces vers que l’on peut adapter à divers contextes font état de l’existence de l’homme, de ce qui le meut à un moment de sa vie et de sa prise de conscience sur certains aspects à un autre moment de la vie.

Je n’ai jamais tourné la page à ces vers qui sont restés ancrés en moi. À l’occasion du mois de la poésie, j’ai donc décidé de faire découvrir aux abonnés du magazine OU’TAM’SI la beauté de ce texte.

Monsieur Blacquières se réveille sur ce qu’il croit être son lit d’hôpital, mais qui pourrait bien être son lit de mort et il comprend tout à coup que sa vie a complètement changé (Résumé de l’éditeur). Le titre en lui-même renseigne dès le départ qu’il s’agit d’une vie ou de la vie, donc d’un rapport à soi et au monde. De ce postulat, et partant du résumé qu’en fait l’éditeur, il est facile de déduire qu’il est question de l’au-delà, de l’ici et du déjà-là. Pourtant, il semble que l’au-delà ou la transcendance qui transparaît dans le poème s’appuie sur une expérience proprement humaine. Louis-Philippe Hébert propose ici une œuvre qui, une fois de plus, questionne notre rapport aux différentes traversées de notre vie ( on peut se souvenir de Maxime Parent dans Le View Master, notamment). C’est en effet dans cette artère que ce long poème se présente à nous.

Monsieur Blacquières plonge le lecteur dans une introspection, dans un questionnement sur son rapport à l’évanescent. Il place en nous le secret espoir de vivre l’instant présent et de profiter de la rencontre, de la vie et du temps, sans trop s’accrocher à ce qui passe ou à une recherche ou une reconnaissance quelconque, car on finit presque tous par partir chacun selon son heure, même contre notre gré; ces moments où nous ne pouvons plus décider de rien parce que ce sont les autres qui décident. Ils décident de ce qui va nous être utile, du lieu où on va devoir désormais vivre… Ainsi va la vie.

je sais que c’est une folie de ma part
on s’attache trop à des détails è la fin
je me doute que rien de cela n’a d’importance
pour les deux hommes en habit
pas plus que la couleur de leurs chaussures
n’en a pour eux
qui étaient noires, je l’ai relevée
pas plus d’importance
que ce filet sur leurs cheveux
même si l’un d’entre eux avait été rasé de près
et qu’un léger duvet noir apparaissait
à la surface du crâne

Louis-Philippe Hébert est réaliste et méditatif dans ce poème. Il y mêle le sublime et l’ultime. Plus on avance dans la lecture, plus on se met dans la peau de Monsieur Blacquières, plus son expérience de transcendance nous fait penser à la nôtre. Cela est aussi une façon d’entrer dans ce poème : écouter, contempler, méditer, dire et marcher avec Monsieur Blacquières. Une sorte de méditation profonde. La vie se révèle soudain essentielle et la traversée vers l’autre monde réflexive. Tel est le pari de l’auteur qui se donne cette tâche jusqu’à la fin, le souvenir du déjà-là toujours présent. Il faut vivre l’instant présent, lance implicitement Monsieur Blcquières, tout autant solitaire que presque vivant, dans son lit de mort, porté par une puissance dont on ne peut expliquer l’origine. Submergé par son passage sur terre, il traduit son émotion de la réalité existentielle :

mais
quand les temps seront venus
ça m’est resté
c’est fort
cette phrase aussi :
il y a un temps pour toute chose
je ne l’avais pas bien comprise, j’imagine
la phrase
parce qu’il y avait de l’écho dans l’église
et une odeur d’encens qui m’arrachait les bronches
alors, j’avais de la difficulté à la figurer
c’est une vieille expression de la campagne
ou je suis né
la figurer

Cet ouvrage n’est pas un recueil de poèmes. C’est un long poème formé de strophes. Il court sur tout le livre et met en avant une narrativité unique, car il révèle une force évocatrice. Malgré sa longueur, on ne s’ennuie pas, car chaque strophe apporte une nouvelle fraîcheur. Le jeu est très bien travaillé et le livre est constant, la thématique est présente jusqu’à la fin.

 
j’étais encore debout dans le cadre de la porte
je me suis dit :
pars, tu n’as plus rien à faire ici !
pour une fois, je me suis écouté
je suis parti
non sans avoir auparavant
jeté un œil de chaque côté du corridor
j’entendais les pas des hommes aux souliers noirs
claquer au loin.

Nathasha Pemba

2 commentaires

  1. Merci au OU’TAM’SI mag. Notre ami Louis-Philippe Hébert y reçoit un bel hommage, signé Nathasha Pemba.

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