Dans ce roman paru en 2023, David Ménard nous transporte dans un récit singulier où il donne la voix à Marie-Anne Houde, célèbre pour son rôle de « femme méchante », incarnant à la fois la marâtre et la belle-mère dans l’imaginaire québécois. À travers une lettre poignante adressée à Télésphore Gagnon, son second époux et le père d’Aurore, le personnage principal dévoile les méandres de son âme tourmentée.
Dans l’intimité de cette correspondance amoureuse et tragique, la narratrice nous plonge au cœur d’une atmosphère douce-amère, oscillant entre le poids du passé et l’incertitude de l’avenir. Elle nous invite à naviguer dans les eaux troubles de ses sentiments, où se mêlent le regret et l’espoir, la culpabilité et la rédemption. Le choix de la première personne renforce l’immersion du lecteur dans le monde intérieur de Marie-Anne, offrant une perspective inédite sur son histoire souvent reléguée aux seuls jugements de l’histoire. À travers ses mots empreints de sincérité et de désarroi, elle révèle les nuances de sa relation complexe avec Aurore et les tourments qui ont jalonné son existence.
Ainsi, au fil des lignes, se dessine un tableau poignant de la condition humaine, où les frontières entre le bien et le mal s’estompent pour laisser place à une quête universelle de compréhension et de réconciliation. David Ménard nous invite à explorer les recoins les plus sombres de l’âme humaine, là où se nichent les secrets les plus enfouis et les espoirs les plus fragiles
« À tous les enfants du carême », cette phrase inaugurale de l’ouvrage capte immédiatement l’attention du lecteur. L’auteur choisit de dédier son œuvre à ces enfants du Carême. Si l’on s’en tient à une interprétation littérale, on pourrait penser aux enfants qui observent cette période de spiritualité. Cependant, dans un sens figuré, cette dédicace évoque tous ces enfants qui, d’une manière ou d’une autre, sont victimes des maux du monde ; ceux qui endurent la souffrance sans l’avoir méritée, ceux que la société qualifie parfois de « souillons ».
Connaissant l’histoire d’Aurore, l’enfant martyre, il est naturel de penser que l’auteur fait référence à elle. Le prologue et l’avant-dernier titre du roman semblent ainsi être un hommage poignant à ces « enfants du carême ».
Quatre-vingt-sept ans après son décès, Marie-Anne Houde est réhabilitée par David Ménard. Dans son ouvrage, l’auteur s’emploie à la défendre du jugement sévère de la société, tout en refusant de cautionner ses actes. Il aborde cette tâche avec une liberté d’expression sans entraves. En réalité, Ménard nous offre une opportunité de découvrir la complexité de cette femme autrefois condamnée par l’histoire.
Le récit nous ramène plusieurs décennies en arrière, replongeant ainsi dans l’atmosphère du XIXe siècle. À travers ce roman singulier, l’auteur revisite certains événements et cherche à comprendre les motivations derrière les actes répréhensibles de Marie-Anne Houde. Plus précisément, il nous transporte, dans notre souvenir, à l’été 1919, lorsque les sévices envers Aurore ont débuté. Pour rappel, durant cette période, Aurore est hospitalisée à l’Hôtel-Dieu de Québec du 16 septembre au 17 octobre 1919 pour soigner un ulcère au pied qui refuse de guérir. En janvier et février 1920, la famille Gagnon reçoit la visite des personnes qui constatent l’état de santé inquiétant d’Aurore, ainsi que l’insouciance de ses parents.
S’appuyant sur des recherches approfondies, Ménard puise dans la réalité, et s’inspire de son imaginaire, pour présenter cette figure effroyable de l’histoire criminelle sous un angle nouveau : celui d’une femme sensuelle, assoiffée de liberté et éperdument amoureuse de Télesphore Gagnon, son second mari. Malgré les risques inhérents à une telle entreprise, l’auteur fait preuve d’une remarquable inventivité. En tenant compte de multiples paramètres, il se contente de relater cette histoire et de brosser le portrait complexe de cette femme controversée.
L’écriture de David Ménard ne se limite pas à être seulement recherchée, créative, méticuleuse, élégante et soignée ; elle est surtout animée par une force intérieure, un lyrisme qui la traverse depuis ses premières publications. Ce lyrisme résonne comme un écho bienheureux de l’histoire de son peuple, un hommage vibrant aux femmes et aux familles, un clin d’œil tendre à l’amour. Il est facile de s’immerger dans son univers littéraire si l’on consent à se laisser porter par son flux poétique, à se nourrir de ses observations humaines, à ressentir les luttes des femmes en quête de survie, à frissonner devant les regards des personnages, à affronter les défis de la vie et à s’émerveiller de ses générosités. En outre, Ménard nous invite à assumer nos inclinations les plus profondes. C’est pourquoi le lecteur peut être surpris par son choix de réhabiliter celle qui a longtemps été perçue comme une figure négative. Pour une lectrice fidèle de Ménard comme moi, il est clair que c’est une façon pour l’auteur de défier les conventions et de nous pousser à revisiter nos propres jugements. En somme, il explore avec nous les nuances et les complexités des êtres humains, même ceux qui ont été jugés de manière défavorable par l’histoire.
L’Aurore martyrise l’enfant, un ouvrage que j’ai eu le plaisir de parcourir, tout comme les autres œuvres de cet auteur, constitue indéniablement une réflexion sur un aspect mémorable de la société, ainsi que sur la violence et la misère familiale, qui entraînent toujours des répercussions sur les générations suivantes. Le roman rend hommage à l’histoire et à la littérature, car il nous rappelle à plusieurs égards que la vie peut s’exprimer à travers les livres, et que la littérature, en tant qu’art de l’imaginaire, possède un pouvoir restaurateur. Sans elle, l’humanité serait incomplète. À cet égard, les amateurs de littérature et d’histoire trouveront assurément leur bonheur, car l’aurore, comme réalité, ou l’Aurore comme figure immanente, est présente à de multiples niveaux dans l’œuvre : dans le temps, dans l’espace, et surtout au cœur même de l’être. Aurore, ce concept, cette métaphore, cette réalité, ce souvenir, cette personne qui transcende les pages du livre. En effet, bien que le roman traite de Marie-Anne Houde, l’Aurore ou Aurore est omniprésente, incarnant à la fois une figure symbolique et une présence réelle, ajoutant une dimension poétique et profonde à l’ensemble de l’œuvre.
Quel ouvrage ! Une plume lyrique ! Un livre essentiel ! C’est ainsi que l’on pourrait résumer la force de cet ouvrage. Il frappe, secoue, émeut, trouble et interpelle. À travers une prose poétique, David Ménard met en lumière les conditions difficiles auxquelles de nombreuses femmes ont dû faire face; des décisions souvent dictées par la religion. Il présente l’une des figures les plus détestées du Québec comme une victime des circonstances familiales, piégée dans les filets de la pauvreté et de l’éducation. L’Aurore Martyrise l’enfant ne se limite pas à une simple histoire individuelle ; il reflète également l’histoire du Québec au début du XXe siècle. Il aborde des thèmes tels que le patriarcat, la pression religieuse, la condition de la femme dans la société, la gestion des crises conjugales, le regard des autres et la frustration féminine. C’est un roman qui mérite d’être lu et conservé dans sa bibliothèque, car il offre une vision profonde et nuancée d’une époque et d’une réalité sociale souvent méconnue.
Nathasha Pemba
Un commentaire
Quelle belle critique….