Cacophonies des voix d’Ici de Charles Gueboguo

Analyse littéraire

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Honneur à Charles Gueboguo, Cacophonies des voix d’Ici, Paris, Le Lys bleu, 2018.

Cacophonies des voix d’Ici, publié en 2018 aux Éditions Le Lys Bleu à Paris, est le premier roman de Charles GueboguoCharles Gueboguo est un sociologue politique camerounais. Il est actuellement International Baccalaureate Teacher of French and Theory of Knowledge à la Washington International School. Par ailleurs, il est auteur de deux ouvrages scientifiques : La Question de l’homosexualité en Afrique. Le cas du Cameroun (Paris, L’Harmattan, 2006), Sida et homosexualité(s) en Afrique. Analyse des communications de prévention (Paris, L’Harmattan, 2009), sans compter sa participation à plusieurs ouvrages collectifs.. Ce roman dont le narrateur est un griot, fait part d’une épopée qui raconte l’histoire du pays imaginaire « Ici », lequel serait de manière subtile, si l’on s’en tient à l’intrigue de l’œuvre, un pays d’Afrique centrale aux mœurs démocratiques assez particulières (avec entre autres le manque d’alternance politique, des élections truquées, des constitutions constamment modifiées au gré et à la faveur du pouvoir en place). Notamment, le président de ce pays dont la boulimie du pouvoir n’est plus à prouver, puisqu’étant chef d’État depuis une trentaine d’années, est clairement à l’image du personnage Atang’na-Nkunkuma qui dirige le pays « Ici ». Ce nom que l’auteur a choisi de donner à son personnage-dirigeant est grandement symbolique et significatif. « Atang’na » est une syncope du patronyme « Atangana », que portent essentiellement les ressortissants des régions du Sud et du Centre camerounais. Ce métaplasme est dû à la prononciation en langue locale que l’auteur a voulu rendre de manière fidèle. Ledit patronyme fait penser à Charles Atangana qui fut intronisé en 1911, chef supérieur des « Ewondos » (un groupe ethnique camerounais); des fonctions qu’il a occupées jusqu’à sa mort en 1943. Outre, le mot « Nkunkuma » qui est accolé à « Atang’na » signifie « chef » et par extension chef du village, chef d’une tribu, chef d’une classe ethnique, etc. Au regard de toutes ces précisions, « Atang’na-Nkunkuma » (Atangana le chef) serait-il la caricature de certains chefs d’État africains dont la manière de diriger leurs pays serait assimilable à celle d’une autorité traditionnelle qui, faut-il le rappeler, exerce à vie le pouvoir souverain? Soit! 

Ce roman peint et dépeint la non moins chaotique condition des États africains, empêtrés dans des systèmes dictatoriaux qui sont camouflés dans des démocraties de surface. Ce sont des systèmes politiques dits « démocratiques » dans lesquels, paradoxalement, la charge logico-sémantique ou mieux encore l’essence du mot « démocratie » semble n’avoir de place que dans les encyclopédies et les cours magistraux des facultés des sciences juridiques et politiques. Ce, avec pour effet immédiat et lointain, la fomentation de tous ces tumultes qui éclaboussent le champ socio-politique africain. Par conséquent, il faut dire que l’écho des cacophonies-désordres du pays « Ici »a une envergure universelle; en ce sens qu’il retentit dans plusieurs autres pays africains liés notamment par la même histoire coloniale et les mêmes déchéances gouvernementales. À travers sa « Kora-Mvet », le griot-narrateur conte donc l’histoire d’Ici, mais aussi l’histoire des « Ici » africains, et partant l’histoire des misères de la majorité des peuples d’Afrique, dès l’aube des vents des indépendances jusqu’à nos jours :

J’ai choisi la voix d’un griot. Il n’a pas de nom. C’est lui qui transmet oralement les savoirs des Afriques aux générations à venir, après le constat de l’échec des générations post-indépendances, et néocoloniales dans la gestion des choses politiques. Les cacophonies des voix (soit quatre générations qui se croisent sans vraiment se rencontrer) et des voies (parcours différenciés desdites générations) des Africains restent un jeu dont l’enjeu est ficelé autour de la langue pour faire passer ce message-là (les savoirs africains). Et puisqu’il s’agit d’une épopée, le message est nécessairement codé et il appartient au lecteur/auditeur de décoder.[mfn]Interview de Charles Gueboguo, mise en ligne le 10 août 2020 sur le blogue Biscottes littéraires.[/mfn]

Partant du fait que la « Kora » est un instrument de musique traditionnelle de l’Afrique de l’Ouest, et le « Mvet » est plus ou moins le même instrument en Afrique centrale; on perçoit une intention de l’auteur — dont le narrateur-griot de l’œuvre utilise une « Kora-Mvet » — de mettre en évidence les convergences entre ces deux parties du continent. Ce qui ne signifie pas que le reste du continent est exempt de toutes les réalités décrites et décriées dans le texte; mais une manière de peindre la fresque des similitudes entre l’Ouest et le Centre. L’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale, étant d’obédience francophone, ont quasiment connu une même histoire et traversent pratiquement les mêmes problèmes au quotidien. On peut évoquer les crises post-électorales et leurs dégâts; les coups d’État et autres soulèvements de la population que l’auteur appelle « érections » dans le roman; les attentats terroristes perpétrés par des sectes islamistes qui ont fait leurs nids dans les deux parties, le strident phénomène de la paupérisation; l’insistante mainmise de l’Occident dans la gestion des affaires politiques; et la liste est loin d’être exhaustive. Le même rapprochement est visible dans le texte à travers l’usage du « Camfranglais » (sociolecte camerounais), ainsi que du « Nouchi » (parler très répandu dans les ghettos ivoiriens). L’amitié qui va se nouer aux USA entre Allompo (ressortissant du pays « Ici », Afrique centrale) et Dieng (originaire d’Afrique de l’Ouest) vient aussi matérialiser cette mise en relation : 

Allompo aimait bien déambuler. Surtout après ses classes intensives d’anglais. Il traînait. Le long de la 116e rue. Pas très loin des bâtiments du campus. « Pour mettre en pratique » ce qu’il avait appris, comme il disait. C’est comme cela qu’il découvrit Little Sénégal. Le quartier Africain de Harlem. Avec une forte densité de ressortissant sénégalais, Maliens et Guinéens. Il aimait les senteurs encens-fort de la rue. Elles lui rappelaient un peu le quartier d’Abobo à Babi. Dans les nombreux restaurants qui parsemaient cette rue, on servait des mets africains. Surtout ceux de l’Afrique de l’Ouest. Mets ouest-africains qu’il avait appris à connaître à Babi. Et à aimer ici. C’est dans l’un de ces maquis qu’il rencontra Dieng. Une serveuse arrivée, bien plus tôt, de Konakrya, pour se chercher, elle aussi. Ils se lièrent d’amitié. Chaque fois qu’il le put, ils se retrouvaient…  (p. 139)

Le style de ce roman est également à l’image du bruit-désordre que l’auteur tient à cœur de mettre en exergue. Cacophonies des voix d’ici est fortement marqué par l’oralité. Il met en œuvre « l’oraliture » qui est consubstantielle à une écriture empreinte de l’oralité, laquelle caractérise fondamentalement le roman africain. Autrement dit, ce roman est une mise en écriture du style oral; à travers notamment l’épopée qui rend compte du chaos et de la langue qui matérialise ce chaos. Le récit épique est déroulé dans un langage grivois, teint d’une vulgarité qui prend sa source dans les quartiers défavorisés des « Ici ». Ces langues; que ce soit le Nouchi ou encore le Camfranglais, que l’auteur a tenu à transcrire fidèlement comme elles sont parlées, sont très prisées par les jeunes d’Ici. Il s’agit d’un mélange de français, d’anglais et d’expressions tirées des langues locales qui traduit, de facto, le malaise d’une classe sociale en quête de stabilité socio-politique et économique. Faute d’être scolarisée, faute d’avoir un emploi et de quoi se nourrir convenablement, faute de faire partie intégrante des priorités de ceux qui gouvernent; ces classes sociales paupérisées ont su créer des identités linguistiques qui renseignent mieux sur leurs difficultés au quotidien et dans lesquelles ils se sentent plus à l’aise. Loin de rester claustrés exclusivement dans des ghettos, ces parlers se sont saupoudrés au point d’être maîtrisés par une grande partie des populations concernées et de paraître comme une cacophonie pour les étrangers. Les cacophonies-désordres sont donc aussi linguistiques.

En fin de compte, ce fait littéraire de Gueboguo nous fait dire qu’il y a lieu de redéfinir le genre épique. L’épopée cesse d’être une simple succession de faits historiques et extraordinaires d’un héros, mais aussi et surtout, un récit qui donne lieu au rêve ainsi qu’à l’espoir d’un avenir plus reluisant. Cette épopée-Afrique expose des perspectives de reconstruction des puzzles de plusieurs vies dispersées par les torrents post-indépendances et néocoloniaux, qui contribuent à renforcer en nous les liens de l’espérance d’un devenir moins chaotique. Le passage de la Kora-Mvet à un enfant par le griot — après la mort-suicide du dirigeant Atang’na-Nkunkuma qui a lui-même organisé son assassinat en pleine fête nationale — est justement un signe qui fait rêver et nous donne l’occasion d’aspirer aux lendemains meilleurs. Cet acte du griot qui est une manière de passer le pouvoir à la jeunesse, est par extension une leçon d’alternance politique qui n’est pas toujours la chose la plus rencontrée en Afrique. La Kora-Mvet devient à cet effet une métaphore du pouvoir qui renseigne que le pouvoir politique ne saurait être l’apanage d’une classe vieillissante; laquelle devrait penser à passer le flambeau à la jeune génération qui ne le mérite pas moins. Par conséquent, le continent africain tient lui-même les clés de son envol. Il suffit d’exploiter à bon escient ses ressources et potentialités, de diminuer le trop-plein de zèle et d’égocentrisme qui caractérisent certains de ses dirigeants, entre autres; et le berceau de l’humanité rayonnera aux couleurs de cette émergence tant radotée.

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