Analyse littéraire
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Honneur à Blaise Ndala, Dans le ventre du Congo, Montréal, Mémoire d’encrier, 2021.
« Tant qu’il me reste un souffle, enseignant, tant que la tombe à mon égard continue de prendre son mal en patience, laissez-moi venir à l’Essentiel : depuis que la terre est notre demeure commune, des peuples se rencontrent, tantôt dans la joie, tantôt dans la douleur, tantôt sous l’étreinte de l’allégresse, tantôt sous le joug de la barbarie. Ce ne sont pas les blessures qu’ils s’infligent les uns aux autres qui comptent le plus lorsque le temps éclaire enfin nos vacillantes illusions de discernement. Ce qui l’emporte, fils, c’est ce que leurs enfants après eux en retiennent afin de bâtir un monde moins répugnant que celui qui les a accueillis. » ⏤ Blaise Ndala
Blaise Ndala possède ce talent de remettre l’histoire au goût du jour. Après J’irai danser sur la tombe de Senghor, puis Sans capote ni Kalachnikov, l’écrivain congolais et canadien revient avec Dans le ventre du Congo, un roman de presque 360 pages publié en février 2021 aux éditions Mémoire d’encrier.
Ces quelque trois cent soixante pages peuvent se résumer en quelques lignes – preuve qu’à une histoire aussi importante et imposante ne convient pas forcément une trame compliquée. À partir d’une histoire familiale faite de rebondissements, un pan de l’histoire du Congo belge et de la Belgique est raconté à travers deux héroïnes. Dans la première partie, La voix de Tshala Nyota Moelo se fait entendre. Dans la deuxième partie, l’écrivain donne la voix à Nyota, la nièce de Tshala.
La princesse Tshala Nyota Moelo, fille du roi des Bakuba — promise à un mariage dans lequel les intérêts l’emportent sur l’amour — est séduite par un administrateur blanc de la colonie belge, René Comhaire. Ce dernier vit comme un dieu et pille en même temps les richesses du Congo-Belge. Cet amour intime, secret et passionnel bascule quand les parents de Tshala sont au courant de l’idylle. Il s’ensuit une panique de l’amour, un exil intérieur et extérieur, une implosion, une réalité sur ce que peut représenter réellement une fille congolaise pour un colon belge. Tante Mengi, sœur du roi, aide la princesse à quitter le palais. René Comhaire l’aidera plus tard à quitter le royaume. Ce départ du royaume jette Tshala dans une existence où son passé devient à la fois un étranger proche et lointain. Il lui faudra lutter avec les mœurs, mais aussi avec des personnes qu’elle a considérées auparavant comme des amis ou frères. Cet exil finit par la conduire jusqu’à l’exposition universelle et internationale de Bruxelles en 1958 où elle est exhibée dans le « village congolais ».
45 ANS PLUS TARD, la nièce et homonyme de Tshala Nyota va à sa recherche de la tombe de cette dernière. Elle mène une enquête pour connaître la vérité et la restaurer. Ce processus où la mémoire joue le rôle d’étincelle est très décisif, voire fondamental, car cela conduit Nyota à chercher à découvrir intimement ce passé pour tenter de survivre à l’histoire.
Dans le ventre du Congo, c’est aussi un clin d’œil à l’histoire sociopolitique de la République démocratique du Congo. L’écrivain congolais remet Lumumba en place et montre déjà comment sa réputation se répand dans tout le Congo belge du temps de Tshala. Il évoque aussi le passage de Mobutu Sese Seko avec ses instabilités et ses grandeurs.
Si le bonheur est sans visage, c’est parce qu’il ne tient pas à être reconnu par ceux qu’il délaisse sur le bord du chemin.
Dans le ventre du Congo, c’est aussi l’histoire d’une tradition, celle de la transmission par la femme : Mengi, Tshala et Nyota. Trois femmes qui se tiennent et qui passent par le mode de la transmission pour raconter l’histoire et pour se soutenir.
Elle se mit alors à me raconter comment, dans l’histoire des Bakuba, les femmes avaient toujours été le cœur vibrant de la monarchie. Comment, sous le règne de Woto, fils du Ciel et de la Terre qui continue à se réincarner dans ses successeurs, la femme s’était vu concéder une place des plus prépondérantes.
Il n’en faudra pas davantage à ceux qui connaissent la langue et l’écriture de Blaise Ndala pour comprendre qu’une fois de plus, ils auront à faire à un roman complet, qui pourrait être classé dans les programmes scolaires ou encore recommandés aux personnes désireuses de se familiariser avec l’histoire coloniale. Ce livre réunit en lui de belles qualités qu’il est permis d’attendre d’un très grand roman : le style, la fluidité, le sens du récit, l’art de la composition, la maîtrise du temps, le contrôle de l’espace, l’éthos, l’humour, un goût sans fioritures, une discipline esthétique et un refus quintessentiel de cataloguer des personnes ou de les indexer pour telle ou telle autre folie humaine. Dans le ventre du Congo, relate les faits.
Blaise Ndala, c’est une vision de l’histoire et de l’humanité autant qu’une attention à la culture musicale d’un peuple (référence à Wendo), à la proximité la plus sensible. Il s’applique à découvrir les impulsions et mutations internes de chaque personnage, à investir les mobilités de la conscience qui ne tombe pas dans le pathos : dire l’Histoire, le fait et l’évènement qui se jouent derrière son imaginaire. Il rappelle aussi l’utilité de se reconnecter à l’histoire pour pouvoir aller de l’avant, comme le chante d’ailleurs Bob Marley dans Buffalo soldier : “If you know your history
Then you would know where you coming from
Then you wouldn’t have to ask me
Who the heck do I think I am”
Laisse-moi te parler. Parce qu’il n’y a que le pouvoir de la parole pour recoudre la camisole de l’honneur perdu sous le regard scrutateur des gardiens de la mémoire..
Derrière ce grand texte, c’est aussi la volonté d’enseigner qui se profile. Exhumer l’histoire pour l’enseigner, afin que l’on se souvienne toujours. C’est pourquoi le contexte majestueux et la plume exaltante de Blaise Ndala sont aussi une fresque singulièrement intemporelle de ce qui fonde l’humain qu’il soit du Nord ou du Sud. Le récit n’est pas larmoyant, le ton n’est pas moralisateur, il n’est pas non plus flatteur et ne cherche pas à être aimable ni à se faire détester. Blaise Ndala raconte une histoire pour rappeler que le passé ne doit jamais être enterré sans le rétablissement de la vérité. Telle est donc la mission de Nyota.
Ici, il faut toutefois s’accorder que des principaux personnages (Le roi Kena Kwete III, la princesse Tshala Nyota Moelo, Tante Mengi, Les colons belges, Nyota la nièce) émanent une force d’aperception, une dignité profonde, une humanité, mais aussi une inhumanité qui exhume la sensibilité du lecteur. C’est ce qui fait aussi la grâce de ce roman. C’est un roman original, car Blaise Ndala a réussi quelque chose qui restera dans les relations entre la Belgique et son ancienne colonie, dans les relations entre humains, entre femmes, entre la tradition et la modernité, etc. Il y a quelque chose d’infiniment marquant dans cet infini historique, dans cette manière qu’il a d’y opérer des allers et retours; de sorte que l’on peut bien lire aussi Dans le ventre du Congo comme un livre d’histoire sur la condition humaine d’hier à aujourd’hui.
– Je ne vais pas m’excuser d’aimer le Congo et ses habitants, Mark. Ni renier l’esprit libre que fut mon grand-père à une époque où le rêve de Léopold II ne comptait que des louangeurs en métropole.
– Ta vie serait bien plus simple si tu te contentais d’aimer l’ivoire et le cuivre du Congo comme hier les femmes du Rwanda.
Dans le ventre du Congo est une enquête sur la mémoire. Il n’est certes pas un roman révolutionnaire, mais il est un roman qui répond aux questions de la transmission, de la mémoire, de la colonisation, du temps et de la condition humaine. Il est un roman qui possède un style, une grâce et une profondeur qui ne révolte pas, mais qui questionne, qui engage intimement.
Nathasha Pemba