La présente note de lecture s’efforce de présenter les grands axes de « Les âmes du peuple noir », œuvre par laquelle William W. E. Du Bois [1] fustige la discrimination raciale et pose la problématique de l’émancipation des noirs américains. Pour mener à bien notre analyse, deux grands points nous aident à élaborer cet essai de compréhension. Tout d’abord, nous essayons de suivre l’auteur dans les méandres de sa pensée. Enfin, nous apportons un jugement critique, fruit de notre lecture et de nos investigations.
STRUCTURE ET CONTENU DU LIVRE
Les âmes du peuple noir est un recueil d’articles retravaillés. Seuls le troisième chapitre sur Brooker Washington et le dernier que Du Bois appelle « les chants de douleur » ont été rédigés spécialement pour ce livre à la demande de son éditeur. L’ouvrage comprend quatorze chapitres articulés selon une division ternaire assez subtile.
Dans la première section [2], l’auteur se livre à une analyse d’ordre historique et porte à la connaissance de son public la préoccupation majeure de son ouvrage. Celle-ci peut se résumer par ce que lui-même appelle : « la conscience dédoublée [3] ». Il s’agit, en effet, de la double conscience d’être à la fois Noir et Américain. Cette triste réalité condamne le Noir à se renier lui-même pour se laisser intégrer à la société blanche. Mais Du Bois ne s’en tient pas à ce constat négatif. Il veut montrer qu’il est possible d’être à la fois un Noir et un Américain, de sorte que le Noir en Amérique n’a pas à rêver d’un retour hypothétique en Afrique (comme Marcus Garvey l’avait préconisé), ni à s’identifier purement à la nation américaine blanche. Il se trouve dans l’obligation de refonder son identité.
Cette balise lui permet de passer à la deuxième section [4] qu’il consacre essentiellement à la question de l’éducation du peuple noir, aspect qui lui tient à cœur comme éducateur. Contrairement à Brooker Washington qui prônait une éducation seulement technique, Du Bois défend le droit des Noirs à accéder à une culture universitaire. Pour lui, il faut fonder des écoles, créer une élite intellectuelle noire, lui redonner la dignité d’« être humain-pensant », car seule la science est vraiment capable d’émanciper les Noirs. C’est ainsi qu’il écrit : « Le produit final de notre formation ne doit pas être un psychologue ou un maçon, mais un homme »[5].
Dans la dernière section de son livre, Du Bois se concentre à l’impact des préjugés raciaux sur les Noirs. Il pleure la perte de son enfant âgé de vingt mois, mais il se demande si, pour son fils, la mort n’est pas préférable dans un monde dominé par la ligne de couleur [6]. Du Bois raconte l’histoire d’Alexander Crummel, qui a lutté contre les préjugés dans ses tentatives de devenir un prêtre épiscopal. Enfin, il conclut son livre par un essai sur « les spirituals afro-américains ». Ces chansons se sont développées à partir de leurs origines africaines en de puissantes expressions du chagrin, de la douleur et de l’exil qui caractérisent l’expérience afro-américaine.
REMARQUES CRITIQUES
Concluons maintenant par une remarque critique, non sur la qualité de l’ouvrage dont le niveau est à tout égard digne d’éloges, mais sur les limites du projet de Du Bois lui-même. Lorsqu’on lit attentivement Du Bois, l’on ne peut pas ne pas se demander si son idéal de surmonter la discrimination raciale par la science, n’était pas excessivement optimiste. N’y a-t-il pas là un débat houleux sur les voies et moyens d’en finir avec le racisme : la non-violence avec Martin Luther King, la révolution avec Malcolm X, etc ?
Certes, le mérite de Du Bois est d’avoir compris que l’on ne pourrait jamais rien obtenir sans commencer par décrire « le problème » dans toutes ses composantes, et l’analyser d’un point de vue tant historique que sociologique. Mais cette œuvre, ponctuée par des fragments lyriques, épiques et narratifs, nous paraît sinon déficitaire, du moins lacunaire quant à la seule solution qu’elle propose pour libérer les Noirs du joug de l’esclavage, à savoir : l’éducation.
Il est vrai que l’éducation demeure la clé de voûte aux problèmes des Noirs en général. Mais elle n’est pas une panacée. À côté du constat qu’il a si bien fait sur la conscience double, il nous semble non moins important de préconiser aussi un retour aux valeurs africaines. Il s’agit, en clair, de puiser dans nos cultures ancestrales des valeurs pouvant nous permettre de nous reconnaître « Noir » au sens plénier du terme. Autrement dit, il question de voir comment la technique locale peut participer à l’universel. Sans un tel effort, « le rendez-vous du donner et du recevoir » dont parle Senghor ou « la civilisation de l’universel » que défend Pierre Teilhard de Chardin resteront de simples allégations oiseuses, sans impact réel sur notre train-train quotidien.
La Civilisation de l’Universel est une civilisation carrefour : c’est une convergence panhumaine vers le point Oméga. Ainsi, aucune civilisation ne peut prétendre se constituer en modèle pour les autres. Aucune civilisation ne peut s’ériger en civilisation universelle. Toutes les civilisations doivent construire la Civilisation de l’Universel qui revêt alors un caractère transcendant au-dessus de toutes les civilisations pour devenir universelle.
Camille MUKOSO, sj
BIBLIOGRAPHIE
- DU BOIS W. E. B., Les âmes du peuple noir, Paris, Présence africaine, 1959.
- RALF J. J, “ DU BOIS William E. B. in http://agora.qc.ca/dossiers/william_eb_du_bois (le 28 novembre 2017 à 15 h’)
[1] L’on pourra lire la biographie de l’auteur dans ce site : http://agora.qc.ca/dossiers/william_eb_du_bois
[2] Cette section va du premier au troisième chapitre.
[3] Il me semble que la notion de “conscience dédoublée” répond à la question que Du Bois se pose au seuil de son livre : “Que signifie être Noir, à l’aube du XXIe siècle ?”, Cf. Âmes Noires, p. 3.
[4] Cette section va du quatrième au septième chapitre.
[5] Les âmes du peuple noir , p. 87.
[6] Il s’agit ici de la troisième section de son livre. Elle va du huitième au quatorzième chapitre. Cette partie s’organise autour des éléments fondamentaux de la condition de noir : la religion (Chap. VIII-X), la douleur (Chap. XI, sur la mort de son fils), etc. Tout porte à croire qu’il s’agit d’une section spirituelle.