Analyse littéraire
Nos rédacteurs chevronnés décortiquent, décomposent, passent les ouvrages littéraires francophones au peigne fin pour observer le sens, la structure et la portée d’une parution récente ou vous font redécouvrir un grand classique.
Honneur à Hemley Boum, Les jours viennent et passent, Paris, Gallimard, 2019.
À
quel moment devient-on fidèle lectrice des œuvres d’un auteur ? Certainement, lorsque son empreinte, son univers, ses visions, bref lorsque l’humus sur lequel se repose son œuvre retient notre attention et apporte quelque chose de plus à notre sérénité ou à notre anxiété…
La description, le détail, la place de la femme, les conflits internes ou externes, l’histoire de son peuple, la fidélité et la rigueur dans les petites choses, la culture, cette attention précise que Hemley Boum porte à ses personnages, la minutie avec laquelle elle les décrit, cette manière de questionner son monde et de se souvenir ou de nous faire prendre conscience d’une réalité contemporaine, cette manière de transporter le lecteur dans son histoire, cette manière particulière d’écrire m’a amenée à lire Les jours viennent et passent . Enfin, sans doute parce que de Hemley Boum, j’ai lu et aimé Les Maquisards et Si d’aimer. Que ce soit dans le premier, dans le second ou dans celui-ci, la femme occupe une place essentielle, la socialité et la reconstitution historique sont au cœur du sujet avec ses conflits, ses questionnements et ses réponses.
Hemley Boum a une maîtrise de la technique romanesque et on l’entrevoit au fil de la lecture. Elle jette dans le cœur de sa lectrice que je suis un trouble qui ne m’a quitté que lorsque j’ai lu la dernière phrase.
Les jours viennent et passent se distingue par son caractère polyphonique, hybride et par l’entrecroisement de trois destinées en une. Le roman assemble l’itinéraire de trois femmes, Anna, Abi et Tina aux prises avec une destinée autour de l’histoire du Cameroun faite de libertés et de captivités.
Le roman s’ouvre sur Anna et sa fille Abi. Chez la première, le souvenir et le désir de laisser un héritage immatériel prennent place. Chez la seconde, le désir de maintenir la génitrice en vie se fait pressant. Il y a donc ici une dualité entre la mort et la vie, car Anna, « cette femme n’est pas simplement un corps qui rend les armes, c’est une personne chérie, une vie précieuse qui prend fin en silence » (p. 14).
À travers Anna, l’une des narratrices principales du roman, le lecteur va à la découverte d’un univers fait de deux mondes : l’Ancien et le Nouveau. Atteinte d’un cancer du sein en phase terminale, Anna se souvient. elle laisse couler le souvenir de sa mystérieuse naissance sans père, à la disparition de sa mère, à l’affection des religieuses à la base de son éducation jusqu’à la naissance de sa fille Abi. À partir d’un discours intérieur, intime et réfléchi, elle raconte ce qu’elle a vécu, ses difficultés et ses choix. À l’intérieur de ces deux mondes, c’est aussi l’histoire des conflits autour de la décolonisation au Cameroun qui se raconte ; une histoire aussi bien heureuse que malheureuse, une histoire de luttes, une histoire ethnique, l’histoire d’une nation.
Anna se conjugue à la première personne.
Mourir et continuer de vivre, voilà qui, pour Anna, semble essentiel. Car il s’agit bien de transmettre l’histoire du Cameroun et l’histoire de la famille, de la faire accepter telle qu’elle a existé ou continue d’exister. La voix d’Anna ici est le seul témoin de cette histoire. C’est d’ailleurs la suggestion que fait l’infirmière à Abi : « Peut-être aimeriez-vous enregistrer ses derniers mots (p. 58) ».
Et, pour ma part, la beauté de ce roman tient aussi dans cela, dans cette mission de passeuse d’histoire que se donne Anna. En créant ce type de voie, Hemley Boum parvient à tisser quelque chose d’universel sans perdre de sa singularité. L’Afrique entière a connu des rébellions; elle a connu l’esclavage et la colonisation, mais à l’intérieur des péripéties africaines, il y a l’histoire particulière du Cameroun. Ainsi, le regard de l’écrivaine porté par son cœur apporte une touche particulière à cette histoire.
L’histoire portée par ce roman n’est pas désincarnée. Les lieux existent et les personnages mènent une vie normale avec des hauts et des bas, des périodes de fidélité et d’infidélité, des déchirements, des divorces et des choix difficiles.
Tel est par exemple le cas d’Abi qui vit une relation extraconjugale avec un sculpteur, jusqu’au moment où son conjoint découvre qu’il est trompé. Le cocu décide de partir, oubliant même que ce fut lui, le premier dans le couple à tromper son épouse. Il ne conçoit pas l’infidélité féminine. Moment très fort et féministe de ce roman où l’on se souvient encore de l’épisode biblique de la femme adultère que les plus grands adultérins décidèrent de lapider juste parce qu’elle était une femme (Jn 8, 4-14). Une injustice qui date de bien longtemps à l’égard de la femme : Or dans la Loi, Moïse nous a ordonné de lapider ces femmes-là.
Cette thématique féministe rappelle aussi que le roman brosse des portraits de femmes fortes pour qui, si le mariage est une bonne chose, elle ne demeure pas une finalité en soi.
Samgali Awaya, Anna, Abi, Tina…
Tina qui, pourrait-on dire, réécrit l’histoire de l’engagement d’Annadessine l’histoire du Cameroun aux prises avec la secte Boko Haram où des jeunes à qui le gouvernement n’offre aucune issue n’ont parfois pas d’autres choix que de devenir membre de religions extrémistes ou encore de s’envoler par des voies illégales vers l’Occident, au péril de leur vie. Tina raconte l’histoire sur les extrémistes islamistes avec une puissance certaine. Comme Anna, elle raconte aussi l’histoire, pas une autre histoire, mais la même histoire qui continue, car, en fin de compte, depuis les indépendances, rien n’a vraiment changé. Tout se répète. Tina, de là où elle se trouve, rappelle que l’humanité doit toujours être valorisée partout où elle se trouve. Elle montre que l’humanité où elle se trouve est malheureuse, maltraitée et sacrifiée.
Si le lien entre Anna et Abi est évident, on le croirait moins avec Tina. Pourtant, Anna est celle qui a forgé le caractère et la personnalité de Tina, elle est en quelque sorte sa seconde mère.
Sita Anna était le seul adulte qui se souciait de moi.
Si j’étais absente à l’heure de passer à table, elle envoyait quelqu’un me chercher (…). Elle ne me lâchait jamais (…). C’est elle qui m’a expliqué pour mes règles. (p. 233)
Hemley Boum réalise un travail de rattachement avec une habileté très raffinée. Par la bouche de Tina qui s’adresse à Max, elle rappelle ce triple agencement en insérant les récits les uns à l’intérieur des autres autour d’une forme de conscientisation où se mettre en face de sa conscience et s’exprimer devient une nécessité. Ce qui est certain, c’est que Max apprendra certainement à mieux connaître sa grand-mère par Tina que par Abi, sa mère.
Tantôt maîtresses de leur destin, tantôt soumises à des puissances plus fortes qu’elles comme le cancer, l’amour ou Boko Haram, les trois femmes s’appuient sur des souvenirs, mais aussi sur la lecture comme le fait Anna.
Les récits sont fractionnés par des épisodes interrogeant l’intériorité et toujours l’histoire. Le passé, qu’évoque Anna tout le long du roman, apparaît comme une série télévisée faite de plusieurs saisons, pour permettre de ne pas oublier. Peu importe l’état dans lequel elle se trouve aujourd’hui, une chose est sûre pour Anna, c’est qu’elle est heureuse d’avoir vécu ou de vivre encore.
La colère de Tina se manifeste dans son récit, du moment de la radicalisation du mollah à l’enlèvement de sa sœur Jenny. Elle veut attirer l’attention sur cette partie du monde qui vit un drame au quotidien. Sa péripétie est psychologique et physique à travers un Cameroun qu’elle a du mal à reconnaître. Elle ne supporte pas la violence qui gagne du terrain dans son pays.
Dans ce roman, les évènements passés s’imposent et rappellent que la vie peut parfois se répéter d’une certaine manière.
Hemley Boum donne une grande place aux figures féminines en leur accordant la possibilité de s’exprimer et d’exprimer leur quête de liberté, leur engagement pour la résistance afin de préserver leur dignité et celle de leurs proches. Awaya, Anna, Abi et Tina sont des femmes libres et le mouvement entre le passé et le présent, entre la France et le Cameroun s’inscrit dans le but de traduire l’origine, les valeurs et les luttes à venir.
Les voix d’Anna et Tina témoignent de l’effort de comprendre la condition camerounaise. Bien que, parfois, visiblement éparse, l’écriture de Hemley Boum se définit dans ce roman entre l’histoire, les origines, la culture, la dignité humaine et les libertés. Elle mélange monologue, dialogue, incises et intertextualité. C’est peut-être ce qui explique la densité du roman. Le titre, Les jours viennent et passent, rappelle, comme le disait déjà Héraclite que tout est en mouvement. À partir de trois destins individuels voguant autour d’un pays, ce roman cible d’abord une communauté.
Le recours à l’intertextualité permet de se rendre compte de la culture littéraire de l’auteure. Elle va, à partir du monologue d’Anna, dans certaines lignes jusqu’à l’analyse des textes, comme celui de Steinbeck, de Homère et de Mudimbe, par exemple.
In fine,
Les jours viennent et passent est, avant tout, un roman sur le Cameroun. Hemley Boum parcourt le cœur humain pour découvrir non seulement les tourments liés personnellement à Anna, mais aussi toute l’histoire d’un peuple, l’histoire sans laquelle il est possible d’avancer. De cette manière, par Anna, Abi et Tina, le roman se présente comme une prise de conscience sur le lien entre l’universel et le singulier, sur les crises qui brisent la société camerounaise, sur la place de la femme dans le processus de paix. Effectivement, il y a des sujets dont seule la littérature peut se faire l’écho, car elle seule offre la possibilité de réinventer le monde, d’assumer l’histoire et de préserver l’avenir. Une fois de plus, Hemley Boum vient de le prouver.
Écrire est aussi un art de vivre.