Brazzaville, Ma mère de Bedel Baouna

Analyse littéraire

Nos rédacteurs chevronnés décortiquent, décomposent, passent les ouvrages littéraires francophones au peigne fin pour observer le sens, la structure et la portée d’une parution récente ou vous font redécouvrir un grand classique. 


Honneur à Bedel Baouna, Brazzaville, ma mère, Paris, Ed. Le Lys bleu, 2019.

Brazzaville, ma mère, roman de la quête de soi

Brazzaville, ma mère, un titre énigmatique, ambigu quant à la relation entre les deux mots-clefs qui le composent. Deux homonymes homophones (et/est) peuvent se disputer le rôle de les unir en lieu et place de la virgule qu’utilise l’auteur. D’une part, s’il fallait privilégier le lien de coordination entre les deux composantes (Brazzaville et ma mère), on serait tenté de dire que la formulation du titre renvoie distinctement au cadre spatial (Brazzaville) et au personnage (ma mère). D’autre part, s’agirait-il d’une personnification de la ville (Brazzaville est ma mère), la mère du locuteur de cet énoncé ? Ce sont là les deux questions que peut se poser le lecteur avant de découvrir le texte proprement dit. 

Selon la modalité énonciative dans le récit fictionnel de Brazzaville, ma mère, force est de noter que l’auteur se place du point de vue d’une femme pour traiter de la quête de l’identité vi (o) lée. Défini donc par son niveau narratif et sa relation à l’histoire, le statut de Florence est celui d’un « je-narrateur » autodiégétique, principal personnage de la diégèse. Journaliste en poste à Paris, Florence revient à Brazzaville, lieu de sa nouvelle affectation, mais aussi pour s’entretenir avec sa mère, Jeanne Diawa, professeure d’université dont la fonction essentielle rivalise avec celle de la narratrice, tant qu’elle dicte l’évolution de l’histoire et ses diverses péripéties. 

D’un point de vue formel, Brazzaville, ma mère se donne à lire comme un roman, mais par le fait du caractère protéiforme de ce genre, la fiction de Bedel Baouna emprunte aussi au carnet, à la chronique, au journal intime qui s’étend sur une période de plus ou moins onze mois (décembre 2009 – octobre 2010). Le récit à la première personne, avec la prédominance du présent de l’indicatif, est celui d’un « je-narrateur », bien entendu, féminin, car il s’agit de Florence qui raconte son séjour à Brazzaville, chez sa mère. Toute la narration reste simultanée à la perception des faits. Le séjour auprès de sa mère est une opportunité pour résoudre l’énigme, combler le vide, clarifier le doute sur l’identité de la narratrice. À ce titre, le récit de Florence traite de la quête de soi. 

Après la formulation du titre avec sa particularité de l’usage du déterminant possessif « ma », s’ajoute la déclaration de la narratrice qui exprime ses sentiments vis-à-vis de la ville :

Brazzaville, mon amour ! Oui, Brazzaville, je t’aime. Et dire que je ne t’ai rendu visite que deux semaines dans toute ma vie. Aux côtés de ma mère et de certains de ses amis, qui plus est. Et quels amis ! Mais cela ne signifie pas que je connais davantage ma mère, non (p.  22)

Brazzaville et la mère sont indissociables dans le récit. L’objet de sa quête dans la fiction se construit autour du retour symbolique à la mère patrie. 

La parole de Bedel Baouna, comme analyste politique et critique littéraire, s’inscrit dans son roman. La vision idéologique de l’auteur se dégage du discours de la narratrice. L’aspect sociopolitique traverse tout le récit par le biais du rôle attribué à la mère, personnage influent dans le milieu politique. Le recours à l’intertextualité est très manifeste. La parole de la narratrice est nourrie de références littéraires, philosophiques, politiques, musicales ou culturelles, etc. La technique de mise en abyme métatextuelle se lit à travers l’insertion des réflexions, des sous-textes ou des fragments, ainsi que la figuration de l’écrivain par lui-même en train d’écrire dans le texte pour servir de miseen évidence le thème central du roman. S’y ajoutent de fréquents commentaires sur l’écriture, la vocation ou le rôle de l’écrivain. 

Tous ces éléments parsèment le texte et permettent à la narratrice de réfléchir sur sa propre condition existentielle et sur la société en général. Le récit de Florence témoigne du bagage intellectuel de son auteur. Tous les deux, le « je-scripteur » et le « je-narrateur » ont une bonne connaissance des œuvres littéraires. À un certain niveau du récit, on note comme un désir pour la narratrice, journaliste et romancière, de vouloir s’assurer que son interlocuteur (le lecteur) partage avec lui les mêmes repères ou références et surtout les mêmes connaissances littéraires et philosophiques. On observe aussi l’allusion à la fonction conative, notamment -« Que celui qui a compris me le dise » (p.  12) — car la narratrice attire l’attention du lecteur, et la communication est réussie. 

Dans Brazzaville, ma mère, à un parcours en apparence déjà stable, se substitue un univers confus dans lequel Florence a l’impression d’être à la fois épanouie et manipulée dans sa propre sphère familiale. Dans l’extrait ci-après, elle fait allusion à son oncle, Tonton Al :

Il m’a soustraite à l’influence néfaste de ma mère. Et il m’a bien élevée. Bien élevée ! Cependant, ça a changé quoi à ma vie ? Depuis que je suis grande, aucune étoile lumineuse sur mon chemin. J’ai le don du travers, de la boue. Puis-je échapper à mon destin ? (p. 163)

Ce paradoxe a un effet d’autant plus pernicieux qu’il motive la femme à décoder ce mystère. 

En effet, Florence, 35 ans, vit en France où elle exerce avec talent sa profession de journalisme. Cependant, sa propre histoire, encore floue, semble lui échapper. Ses entretiens avec sa mère et les autres gens sont une tentative pour mieux se connaître et connaître son entourage. Diverses scènes reprennent en écho la figure de la mère et les questions que se pose la journaliste : Qui suis-je ? Pourquoi suis-je moi ? Qui est mon père ? Quelle est la vraie identité de ma mère ? D’où vient la fortune de ma mère ? Pourquoi m’avoir caché l’existence de ma sœur ? etc. L’énonciation pose le problème de l’absence de repères individuels dans une société qui semble démissionnaire. 

Les entretiens avec la mère et les actions mises en œuvre ne permettront pas d’aborder facilement le noyau central des préoccupations de Florence. Les retrouvailles réveillent de petites crises individuelles et collectives, ne garantissent pas l’harmonie entre les trois principaux membres de famille. Ce qui accroît l’anxiété de Florence et son impatience d’obtenir des réponses claires et nettes. Écrire un roman sur sa mère est une façon de régler ses comptes avec elle-même. Un long extrait dévoile ses sentiments :

Écrire sur ma mère constituait plus qu’un souhait, c’était un point de départ. Erreur. Illusion. Aujourd’hui, c’est un point de rupture. Une rupture totale. Elle m’a trop menti. (…) J’ai le sentiment que je suis Persée, elle la Méduse. Il faut combattre un monstre. Je vais rassembler toutes mes forces pour cet ultime combat. (…) La mission d’écrire, en tout cas, je la mènerai à son terme. (…) Le roman de ma mère prend donc une autre direction. Le ton change. Désormais j’y suis impitoyable. Je règle mes comptes avec l’autre moi-même. Par les mots j’ai porté Jeanne, par les mots je vais la descendre. (p. 169-170)

Pour Florence, le comportement de la mère est répréhensible. Et le séjour dans la maison familiale est une source d’inspiration, la meilleure stratégie, pour combler le vide de son existence, pour se reconstruire soi-même et pour mieux rechercher la vérité sur sa mère, cerner le mystère autour de son identité. Florence se rend compte que, jouissant d’un capital symbolique, sa mère est une femme puissante, influente, incontournable; une figure énigmatique, insaisissable, imperturbable. Jeanne ne mérite que des attributs péjoratifs : monstre, criminelle, impulsive, femme àplusieurs facettes, partisane des rituels non orthodoxes, etc. Finalement, Jeanne est une mère désavouée, comparée à Agrippine, Messaline, Méduse, etc. Nombreux individus lui font des courbettes pour solliciter ses faveurs. Pour la fille, le capital financier de la mère reste d’origine douteuse. 

Trois cas retenus comme base du traumatisme émotionnel pour lequel Florence accuse sa mère : la séparation d’avec sa mère à deux ans pour être confiée à son oncle; le secret sur l’existence de sa sœur cadette; l’ignorance de son père. Les évènements malheureux qui émaillent son parcours ont détruit sa personnalité, l’ont rendue étrangère à elle-même. Son angoisse existentielle est due au fait d’être considérée comme vivant dans un monde qu’elle ne maîtrise pas du tout. Mais ses actions et réactions garantissent la nouvelle identité de Florence. 

Je viens te voir pour me retrouver : dis-moi qui je suis.

C’est en ces termes que nous pensons saisir et résumer l’objet de quête de la narratricede Brazzaville, ma mère. Notre énoncé souligne l’état d’esprit de la narratrice, la certitude de n’être pas soi. Même si Florence se sent un peu vulnérable, déstabilisée psychologiquement, démunie socialement, la même expérience lui suggère les voies et moyens de s’en sortir. Elle pose l’acte de revendication en affrontant sa mère. C’est ici qu’interviennent sa personnalité et son activité professionnelle face au monde qui l’entoure. De cette remise en question survient la recherche de soi. Florence estime que la cohésion, l’harmonie dans les communautés, l’égalité des droits humains; tout cela demeure crucial pour l’épanouissement de tout homme. La thématique de la quête de soi renvoie aux limites que s’impose la narratrice dans le contexte d’un système politique dictatorial dans lequel est impliquée sa mère. Que sont devenues les vraies valeurs humaines ? Se demande-t-elle implicitement. Sa propre mère est une criminelle au profit des politiques. 

À l’image de l’antagonisme qui oppose gouverné et gouvernant, politique et peuple, Jeanne et Florence métaphorisent respectivement les institutions gouvernementales, toutes tendances confondues, et les minorités visibles dont l’identité est souvent v (i) olée. Grâce à l’habilité de l’auteur, la naissance de ces deux personnages renvoie à l’histoire de leur pays dans la fiction : « Dois-je pour autant nous considérer comme deux figures allégoriques du Congo ? » (p. 105), s’interroge la narratrice. Les propos d’un personnage du texte, considérés, à notre avis, comme la réponse aux réflexions de la narratrice, constituent également la base de la vision du monde de l’auteur :

Votre mère est à l’image du Congo. Un mystère. Mais un mystère qui masque en réalité une histoire falsifiée. Une brouille. N’est-il pas temps d’écrire enfin de belles pages ? Votre mère a contribué à cette falsification et je pense que la postérité, dont vous êtes des maillons, a le droit de savoir. (p. 113).

Somme toute, la fiction de Bedel Baouna voudrait montrer que la recherche de soi ne peut se concevoir en dehors de la référence à un groupe social donné. C’est une aspiration légitime de tous, une nécessité pour vivre et survivre dans toute société humaine. Se positionner par rapport à sa sphère sociale immédiate représente l’un des mécanismes fondamentaux d’ajustement de la recherche de soi. Florence renaît ainsi des zones sombres de son existence. En plus, la femme est enceinte. Elle porte en elle un être humain. Elle donnera la vie. De la sorte, l’avenir de l’humanité est certain et garanti.

De même, l’avenir de la plume de Bedel Baouna est assuré. Car, après Brazzaville, ma mère (2019), son premier roman, il a signé une pièce de théâtre, La vie des hommes (2020). L’écrivain tient en tiroir d’autres textes que nous attendons impatiemment.


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