Au nom de la mère
Voir Montauk, un titre apparemment sans histoire, mais qui en dit beaucoup et qui d’un certain point de vue rencontre une expérience, une vie, une altérité se matérialisant par la relation entre une fille et sa mère, deux personnes qui ont un lien fondé sur de nombreuses réalités, comme la famille ou encore la liste d’épicerie, les entrées d’agenda, la féminité, mais aussi la maternité, etc. D’une part, s’il faut accorder de l’importance à la relation entre le vécu quotidien et la maladie de la mère, on serait presque tenté de dire que la formulation du titre renvoie nettement au cadre Montauk. D’autre part, Sophie Dora Swan privilégie-t-elle le lieu-dit ou bien sa mère en tant que miroir de son expérience ? Il y a là une double interrogation qui me hante en tant que lectrice avant de m’aventurer dans la rédaction de cette note de lecture.
Pourquoi Montauk ?
En réalité, la narratrice principale du roman, dont la mère se retrouve en centre psychiatrique, lui promet de voir Montauk[1].
Selon la méthode déclarative dans le récit imaginaire de Voir Montauk, on constate que Sophie Dora Swan se place du point de vue d’une femme (Fille de) pour traiter de la question de la santé mentale. Déterminé par le degré narratif et sa relation à l’histoire, le statut de la narratrice est celui d’un « je-narrateur » autodiégétique, principal personnage de la diégèse. De retour dans son pays, la narratrice se sent interpelée par le devoir filial : prendre soin de sa mère malade. Pourtant, à travers ce retour et cette proximité, elle loge non seulement dans le souvenir, mais elle s’envole aussi vers l’inconnu, car il faut s’inventer un avenir et cet avenir porte le nom de Montauk. L’état de santé de la mère se lie donc d’amitié avec l’imagination de sa fille et rend le devenir intelligible.
Sur le plan formel, Voir Montauk se lit de manière très simple ; comme un roman pourrait-on dire, même si l’œuvre est écrite au cœur de plusieurs genres littéraires (poésie, journal et prose). Partant de la thématique, du contenu et du style d’écriture, la fiction de Sophie Dora Swan emprunte aussi au journal intime, car il est rédigé de façon régulière et intermittente ; il présente les actions, les réflexions ou les sentiments, l’imaginaire voire les émotions de l’auteure. Tenu lors de la maladie de sa mère, donc périodique, le récit à la première personne, avec la prédominance du présent de l’indicatif, est celui d’un « je-narrateur », bien entendu, féminin, car il s’agit de la narratrice qui évoque des souvenirs, la maladie de sa mère et le rêve de voir Montauk quand tout ira mieux. Toute la narration reste parallèle à la perception des faits. La présence auprès de sa mère malade est un tremplin pour vivre ; l’écriture un lieu de catharsis ; tout simplement un lieu pour dire l’amour. À ce titre, le roman de Sophie Dora Swan traite de la simplicité de la vie, de la relation presque naturelle ou surnaturelle entre fille et mère, mais aussi du milieu hospitalier, des changements et des dépassements.
nous sommes réunis autour d’elle, ta petite fille chérie, la star de l’après-midi, et j,essaie d’être là, Maman, mais je sais que toi, tu es seule, couchée sur ton lit, le visage défiguré par les larmes, les dents serrées, tu ne peux pas chanter « happy birthday ».
Après la formulation du titre avec sa particularité de l’usage de Montauk comme lieu à voir, il y a la réalité, le fait que maman n’est pas là :
Après, il y a toi toujours couchée (…)
Après, assise au coin de ton lit, ta paume chaude enlacée dans la mienne, je t’ai chuchoté dans le noir que c’est sûr, tu iras mieux, que nous voyagerons, que nous partirons ou tu veux, ce qui te fera plaisir — voir l’océan tu me dis — tu veux voir l’océan, voir Montauk.
Je ne connais pas Montauk, mais ce jour-là une promesse est scellée. Oui, Maman, nous irons à Montauk, évidemment
Après il y a l’hospitalisation.
Après, il n’y a plus que la détresse, la tienne, et la mienne — celle de se perdre.
Maman avec Majuscule
Si Montauk et la mère sont indissociables dans le récit, il demeure que le mot Maman est toujours écrit avec un M majuscule. L’objet de la quête de la narratrice dans la fiction se construit autour du retour allégorique dans son pays et la relation à la mère. En effet, si la majuscule, traditionnellement, signale le début d’une phrase ; il n’en demeure pas moins que d’un point de vue symbolique, elle met en valeur le caractère unique, singulier ou supérieur de certaines réalités physiques ou abstraites exprimées dans un texte. Ici, il s’agit de Maman, objet de vénération et de respect.
La parole de la narratrice s’inscrit dans son roman comme un hymne à la mère. Le lien maternel et la compassion traversent tout le roman par le rôle que donne la narratrice à sa mère, personnage inerte certes, mais éminemment permanente et influente dans le récit. Le recours à l’intertextualité est présent. En effet, les mots de la narratrice sont alimentés par des références littéraires : Sarah Chiche, Catherine Mavrikakis, Martine Delvaux, Delphine de Vigan et Simone de Beauvoir. La technique de mise en abyme métatextuelle se lit à travers l’insertion des réflexions, des citations, ainsi que la figuration de l’écrivaine par elle-même en train d’écrire dans le texte pour servir de miseen évidence le thème central du roman. On note une certaine proximité avec l’écriture et la lecture.
Tous ces éléments enrichissent le texte et donnent un ton au roman pour permettre à la narratrice de cogiter sur sa propre condition existentielle, de s’envisager, de s’impliquer en tant que femme et en tant que citoyenne.
Je suis l’aînée, j’ai une place assignée. Comme pour un repas festif, j’ai aperçu un petit carton avec mon prénom inscrit dessus, et même s’il n’y a pas de fête, je me suis assise. Cette place m’a coûté cher il n’y avait qu’un ticket. Je pense à ce qu’elle me rapporte aujourd’hui. Être forte, être bonne — Wonder Woman en personne
Pour la narratrice, l’état de santé de la mère est un tourment, une peine. Et le retour au pays natal est un bienfait essentiel, la meilleure stratégie, pour combler le vide de son existence, pour se reconstruire soi-même et pour auprès de la mère. Vulnérable et transformée par la maladie, sa mère lui parait comme étant l’héroïne de l’histoire de sa vie, une femme puissante, influente, source de vie. Même malade, couchée sur un lit, la mère demeure le socle, l’origine, celle qu’on veut éternelle.
Je viens au monde et je bouleverse le tien, ce bébé, c’est la solitude des femmes oubliées, ce sont les gens que tu ne peux plus regarder, mais comme le phare de Montauk tu te tiens debout, mère et filles alliées en brise-lames, mes cris pour te ramener du loin où tu pensais aller
Le recours et le retour à la Mère
Recours, retour, vulnérabilité et mère sont des mots qui, pour moi, résument Voir Montauk. Notre énonciation met en avant l’état d’esprit de la narratrice, l’immortalité de la mère par l’amour. Même si la narratrice se sent un peu démunie face à la situation de sa mère, la même expérience lui suggère les voies et moyens de s’en sortir. Elle pose l’acte de revendication par l’écriture. Elle écrit pour dire son tourment, son amour, car amour rime souvent avec tourment. Elle dénonce aussi un certain système social avec ses paradoxes et ses flous sur la question du suicide assisté. De cette galère intérieure survient l’engagement, car la Mère est une promesse éternelle.
Roman très intéressant que je vous recommande de lire. Vous pouvez vous le procurer dans toutes les bonnes librairies ou en cliquant sur le lien suivant : Voir Montauk
Sara Balogun
[1] Montauk est un « lieu désigné par le recensement » situé dans la ville d’East Hampton dans le comté de Suffolk, New York, à l’extrémité orientale de la Rive-Sud de Long Island. Montauk est une destination touristique majeure et comprend six parcs d’État. Elle est particulièrement célèbre pour sa pêche, affirmant détenir le record du monde de pêche en eau salée. Située à 32 km au large de la côte du Connecticut, elle est le foyer de la plus grande flotte de pêche commerciale et récréative dans l’État de New York. Montauk tire son nom de la tribu Montauks, une tribu de langue algonquienne qui vivait dans la région. En 1614, l’explorateur néerlandais Adriaen Block a rencontré la tribu à Montauk Point, qu’il nomma Hoeck van de Visschers, ou Point des pêcheurs. Pour comprendre le lien avec le roman, nous vous laisserons découvrir à partir de votre lecture.