NKRUMAH, La lutte des classes en Afrique

Quels sont les thèmes et les thèses défendues par Kwame Nkrumah dans ce livre ? Les thèmes se dégagent aisément à la lecture de la table des matières. En effet, les douze chapitres du livre se présentent d’après les titres suivants : (1) Origine des classes sociales en Afrique ; (2) le concept de classes ; (3) caractéristiques et idéologies des classes ; (4) classes et races ; (5) le concept d’élitisme ; (6) intelligentsia et intellectuels ; (7) clique réactionnaire au sein de l’armée et de la police ; (8) les coups d’État ; (9) la bourgeoisie ; (10) le prolétariat ; (11) les masses paysannes ;  (12) la révolution socialiste.

Qu’est-ce qu’une classe sociale ? Quelles classes sont-elles en lutte en Afrique ? Quelles sont les idéologies qui les portent ? Pourquoi l’auteur parle-t-il de « la bourgeoisie », du « prolétariat » des « masses paysannes » ? Qu’est-ce qui lui fait traiter amplement de la question des « coups d’État » ?

L’introduction de La lutte des classes en Afrique ou la position du problème

Nkrumah  reconnaît la diversité du continent africain au niveau sociopolitique, économique. Il existe des Pays industrialisés, urbanisés tandis que d’autres communautés sont rivées au stade féodal. Leur vie est menée d’après les critères traditionnels. Malgré cette diversité, les États africains ont des points communs. En effet, ils « ne partagent pas seulement un passé traditionnel et des aspirations communes, mais aussi une même expérience de la domination colonialiste et néo-colonialiste.[1] »

C’est une Afrique opprimée et exploitée qui a lutté pour la libération du joug colonialiste ; « et il n’est pas un État africain qui ne soit engagé dans la lutte révolutionnaire[2] » en outre, les masses africaines sont animées de l’idéal de libération ; « et il n’est pas de dirigeant qui ne prétende au moins être acquis à la cause des objectifs révolutionnaires de libération et d’unification totales de l’Afrique dans le socialisme qui ne saurait garder le pouvoir.[3] » On le verra plus tard, l’auteur opte pour le socialisme ; et il estime que la lutte armée est le moyen de se libérer de l’oppression néo-colonialiste (aidée par les relais locaux qui sont la bourgeoisie africaine). « Ainsi le moment est venu de passer à la phase décisive du processus révolutionnaire, par lequel la lutte armée qui est devenue pratique courante en Afrique doit être intensifiée et coordonnée à des niveaux stratégiques et tactiques[4] »

La révolution à instaurer est aussi une mise en question de la bourgeoisie et des coups d’État militaires. Ces derniers démontrent « clairement l’importance et la nature de la lutte des classes en Afrique et le rapport existant entre les intérêts du néo-colonialisme et ceux de la bourgeoisie locale[5] ».

Au moment où il écrivait son livre, Nkrumah en arrive à établir la thèse suivante : « L’Afrique est actuellement le théâtre d’une violente lutte des classes[6] ». Cette lutte met aux prises « oppresseurs et opprimés[7] ».

Tout au long du livre, il siéra d’examiner ce que l’auteur entend par « la révolution africaine » qui est liée à la « révolution socialiste mondialiste ; de même que la lutte des classes est la base du processus révolutionnaire mondial, de même est-elle à la base de la lutte des ouvriers et des paysans en Afrique.[8] »

Pendant la colonisation, pour chasser le pouvoir colonial, les Africains s’unirent pendant les luttes pour les indépendances. « Pendant la période précédant les mouvements d’indépendance, il y eut un semblant d’unité nationale (les divisions sociales contemporaines s’effacèrent momentanément) et toutes les classes se liguèrent dans le but de chasser le pouvoir colonial[9] ». Ce qui fut de courte durée, car une fois l’indépendance acquise, « les divisions sociales » reprirent de plus belle. La bourgeoisie qui avait bénéficié du colonialisme, « est encore, celle qui bénéficie après l’indépendance, du néo-colonialisme[10] ». La bourgeoisie a maintenu les structures économiques dont elle servait les intérêts. « Son alliance avec le néo-colonialisme et les monopoles financiers capitalistes internationaux la met donc en conflit direct avec les masses africaines dont les aspirations ne seront réalisées que dans un socialisme scientifique[11] ». C’est dire que le néo-colonialisme se perpètre par le biais de la bourgeoisie africaine qui en tire profit. « Son intérêt réside dans le maintien de structures socio-économiques capitalistes. Son alliance avec le néo-colonialisme et les monopoles financiers capitalistes internationaux la met donc en conflit direct avec les masses africaines dont les aspirations ne seront réalisées que dans un socialisme scientifique [12] » dont il faudrait connaître le contenu.

Des Africain-e-s, en lien avec les grandes firmes occidentales, ont des intérêts à la continuité de l’exploitation économique du continent. « D’autres, occupant des postes dans la fonction publique, les sociétés minières, les entreprises, l’armée, la police et les professions libérales se réclament du capitalisme en raison de leur milieu social, leur éducation à l’étranger et leur position privilégiée. Ceux-là vénèrent les institutions et organisations du monde capitaliste et singent leurs anciens maîtres coloniaux, dont ils sont bien décidés à garder le statut et le pouvoir dont ils ont hérité[13] ».

Les privilégiés constituent un cercle égoïste ; ils sont réactionnaires et réfractaires à la répartition des biens en faveur des défavorisés. « Malgré son apparente puissance qui repose sur le soutien qu’elle reçoit du néo-libéralisme et l’impérialisme, cette bourgeoisie est extrêmement vulnérable. Il suffit que ce lien vital soit rompu pour qu’elle perde ses positions privilégiées. Et devant la prise de conscience de la lutte des classes en Afrique et la montée des masses ouvrières et paysannes, la bourgeoisie africaine et ses acolytes masqués néo-colonialistes et impérialistes tremblent[14] ».

« Origine des classes sociales en Afrique »

« La lutte des classes est le résultat de l’émergence de la propriété privée et du déclin de la société de type communautaire, au profit des société(s) esclavagiste(s)[15] »

De l’Afrique précoloniale communautariste à l’Afrique des cultures d’exportation 

Du « concept de classes »

« Toute société non socialiste comprend deux grandes catégories de classes : les classes dirigeantes et les classes assujetties. Les premières détiennent les instruments économiques de production et de distribution, et les moyens d’établir leur domination politique, cependant que les classes assujetties ne font que servir les intérêts des classes dirigeantes dont elles dépendent sur les plans politique, économique et social. Le conflit opposant dirigeants et assujettis est le résultat du développement des forces de production.[16] »

Au regard de la citation précédente, il existe deux types de classes marquées l’une par la possession des moyens de production, et tenant les rouages du pouvoir politique. Cette classe est dénommée « dirigeante » par Kwame Nkrumah. Le pouvoir économique qu’elle possède est associé au pouvoir politique. De l’autre côté, une classe dépendante de la classe puissante. La classe dominée travaille à agrandir les intérêts de la classe dominante. Dépendante de la première, l’assujettissement se perçoit dans les domaines économiques et politiques. Dès lors, « le conflit opposant dirigeants et assujettis est le résultat du développement des forces de production. Avec l’introduction de la propriété privée et de l’exploitation capitaliste des travailleurs, les capitalistes devinrent une nouvelle classe – la bourgeoisie – et les travailleurs exploités formèrent la classe ouvrière, car, en dernière analyse, une classe n’est rien d’autre qu’un ensemble d’individus liés par certains intérêts qu’ils essaient de sauvegarder.[17] »

Le pouvoir politique constitué d’un régime déterminé possède une forme d’idéologie qui reflète la classe qui le contrôle. Il est tenu entre les mains d’une classe qui défend ses intérêts.  « Ainsi tout gouvernement socialiste est l’expression des ouvriers et paysans, tandis qu’un gouvernement capitaliste représente la classe exploitante. L’État est donc l’expression de la domination d’une classe sur les autres[18] »

Sur un autre plan, les forces dominantes font tout pour garder leur cohésion ainsi que leurs positions. Elles se savent menacées par la révolte du prolétariat. Ces forces puissantes en Afrique représentent, selon Nkrumah, le 1 pour cent de la population ; ceci par rapport aux 90 pour cent que représentent les prolétaires.

« C’est au développement inégal de l’économie africaine qu’est due la diversité des structures sociales, tant dans les territoires colonisés que dans les nouveaux États.[19] » La différence entre les classes est par conséquent d’une dimension économique. Elle résulte aussi de l’accaparement des terres, du temps de la colonie par les Occidentaux au détriment des Africain-e-s. En Rhodésie, les terres appartenaient aux blancs. La moitié du territoire leur appartenait quasiment ; tandis que les Africains trimaient réellement dans leur propre pays. La race a été convoquée pour justifier cette domination ; il a été dit du noir qu’il est inférieur ; et les blancs, estimés plus capables étaient conduits ainsi à dominer.

L’illustration de ce qu’est la classe conduit Nkrumah à l’établissement des critères de différenciation sociale dans les Pays sous domination française. C’est ainsi qu’il écrit : « il y avait d’abord les « Citoyens français » et les colons français, puis les « Assimilés » – c’est-à-dire les mulâtres et l’intelligentsia noire – les Africains parvenus à entrer dans l’Armée et l’Administration, à la force du poignet ; enfin les « Sujets », comprenant la grande masse du peuple. Si « l’Assimilé » pouvoir assez facilement devenir « Citoyen », le « Sujet » devait devenir « Assimilé ».[20] »

Quelle est l’idéologie des classes ?

« Les idéologies ne font qu’exprimer la conscience et les intérêts des classes : le libéralisme, l’individualisme, l’élitisme, et la « démocratie » bourgeoise – qui n’est qu’illusion – sont des exemples d’idéologie bourgeoise. Le fascisme, l’impérialisme, le colonialisme sont également l’expression de la pensée, des aspirations politiques et économiques bourgeoises. Le socialisme et le communisme, par contre, sont les idéologies de la classe ouvrière, dont elles reflètent les aspirations et les institutions politiques et économiques[21] ».

Quelles sont les caractéristiques de « l’idéologie bourgeoise » ? Elle a à sa base une idéologie politique qui permet de vivre selon le « laisser-faire » ; elle préconise « la libre concurrence » et le « chacun pour soi ». Une telle vision de l’économie est propice au développement de l’économie libérale.  Cette idéologie bourgeoise « définit le rôle de tout gouvernement en tant que défenseur de la propriété privée et du droit de l’individu à posséder des moyens de production et de distribution. La liberté se limite à la sphère politique et ne touche pas la sphère économique ».[22] Les intérêts privés sont les plus prisés par les capitalistes. Pour ce dernier, la richesse est le fruit de l’abnégation au travail et de l’habilité, de l’autre, la pauvreté est la sanction de l’inhabileté.

« La bourgeoisie africaine » s’est occidentalisée. Elle s’est davantage axée sur les manières de vivre des anciens colons.  Elle «a donc pris les habitudes d’un groupe racial dans une situation coloniale. En ce sens, la bourgeoisie africaine ne fait que perpétuer la relation maître-serviteur de la période coloniale.[23] »

En plus de cette idéologie de la bourgeoisie africaine, il y a  le « socialisme africain » ; « qui tend à démontrer qu’il existe une forme de socialisme réservé exclusivement à l’Afrique, se basant sur les structures communautaires et égalitaires de la société africaine traditionnelle. Il est utilisé dans le but de nier l’existence d’une lutte de classes et d’apporter la confusion dans l’esprit des vrais militants socialistes, ainsi que par certains dirigeants africains, contraints d’adopter une théorie socialiste, en raison de la poussée révolutionnaire, mais non désireux de donner une tendance socialiste au développement économique de leur pays et se réclamant, en fait, du capitalisme international[24] »

Les coups d’État

Dans le livre La lutte des classes en Afrique, Kwame Nkrumah fait précéder sa réflexion sur les coups d’État d’une analyse critique du militaire et du policier. Comment articule-t-il sa critique ? Qui sont le militaire et le policier ;  et pourquoi Nkrumah le nomme-t-il « réactionnaire » ?  « En Afrique, la majorité des Forces armées et de police ont été formées par l’Administration coloniale. Rares en sont les membres qui ont participé aux luttes de libération nationale. Ils ont plutôt pris part aux opérations policières visant à l’élimination de ces mouvements de libération ». 

Les Africains avaient des fonctions subalternes dans l’armée coloniale. On comprend pourquoi, Nkrumah dit explicitement, au sujet des pratiques de répression, que celles-ci reconduisent parfaitement le modèle colonial. « La répression policière sévit dans l’État néo-colonialiste, autres réminiscences de l’époque coloniale[25] ». Il observe les répressions contre les manifestants qui sont brimés, incarcérés, voire tués.

Une fois l’indépendance arrivée, bien que sans formation, certains militaires devinrent officiers. Ils n’ont par conséquent pas eu la formation nécessaire pour devoir mener leur rôle de protection du citoyen. Au contraire, nous assistâmes au conflit entre le peuple et l’armée. Certains reçurent des formations occidentales, du fait de leur envoi « dans des académies militaires européennes[26] ».

Les officiers de l’armée et de la police font partie des classes privilégiées de la société africaine. Ils sont rangés dans « la même catégorie que la bourgeoisie bureaucratique, dont ils partagent la préférence pour un mode capitaliste de développement.[27] » La classe de la bourgeoisie africaine fait donc bloc quand il s’agit de s’opposer au changement. Ils sont prêts à défendre leurs propres privilèges. Ainsi, « lorsqu’il y a coup d’État, l’armée, la police et la bureaucratie travaillent de concert. Cela ne veut pas forcément dire – bien que cela ait parfois été le cas – qu’elles aient été les auteurs du coup d’État. Mais, partageant les mêmes intérêts, elles sont dépendantes les unes des autres. En effet, les seuls bureaucrates ne peuvent renverser un gouvernement ; et, ni les militaires ni la police n’ont compétence pour administrer un pays. Ainsi ils combinent leurs efforts de façon à produire un état de choses, rappelant de façon frappante l’époque coloniale où le gouvernement appuyait l’administration, l’armée et la police, ainsi que sur les chefs traditionnels[28] ». Les privilégiés écartent les masses dans la gestion des crises contre la frange qui les exploite. Les masses, « trahies et réprimées, retombent alors dans les conditions de vie de l’époque coloniale.[29] »

Pendant les coups d’État, les policiers qui sont proches de la population savent chez qui sévir ; quel citoyen incarcérer. Les policiers sont souvent corrompus ou « impliqués dans des affaires de corruption[30] ». En outre, « ils connaissent tous les aspects du crime, et usent largement du dicton « la fin justifie les moyens » [31]». Les policiers sont également liés aux membres de la bureaucratie bourgeoise dont ils partagent les vues et les intérêts.

Des policiers quant à eux sont clochardisés. Ils ne font qu’appliquer les ordres. « Le simple soldat, comme le simple policier, peut devenir l’instrument du maintien des régimes réactionnaires. C’est ainsi que ce paysan ou ouvrier en uniforme devient l’adversaire de sa propre classe. [32]» Croyant obéir aux ordres de réprimer pour le maintien de l’ordre public, il ne fait que travailler pour la classe dirigeante.  Nkrumah pense que la solution viendra d’une politisation des forces de l’ordre, encadrées par le Parti socialiste révolutionnaire. Ce dernier constituera des commissions où l’on apprendra aux policiers et aux militaires d’agir selon la compréhension plutôt que l’ordre aveugle. Il faudrait également forger une « armée nationale[33] » délestée de l’esprit du mercenariat. Au sein de l’armée, « la classe des officiers est généralement conservatrice, voire réactionnaire. Elle est pour le maintien de l’ordre établi. Du point de vue historique, on connaît le rôle des armées régulières dans la répression des mouvements révolutionnaires ; elles sont l’instrument des classes dominantes dans leur effort de domination bourgeoise.[34] »

Ces réactionnaires sont ceux qui fomentaient les coups d’État. Il s’agit d’une lutte pour la prise et la conservation du pouvoir. Pour Nkrumah, c’est la manifestation de la lutte des classes et du combat entre capitalisme et socialisme.  

« La suite des coups d’État militaires qui, dans les dernières années, ont eu lieu en Afrique a révélé le lien étroit entre l’intérêt du néo-colonialisme et celui de la bourgeoisie indigène. La nature et l’étendue de la lutte de classe en Afrique furent mises âprement en relief par ces coups d’État. Les capitalistes des monopoles étrangers sont en relation étroite avec les forces de réaction locales, et se sont servis d’officiers des forces armées et de la police pour contrecarrer les desseins de la Révolution africaine[35] ».

Malgré les coups d’État, écrit Nkrumah, la situation des laissés pour compte demeure la même. Le prolétariat « est toujours exploité et opprimé, mais cette fois par la bourgeoisie indigène dont les intérêts commerciaux – liés à ceux des puissances étrangères – se dissimulent derrière une façade nationaliste.[36] » En plus des coups d’État, l’impérialisme et ses relais locaux a agi par « l’assassinat des leaders révolutionnaires ainsi que l’établissement de réseaux d’information[37] » ; ceci pour bloquer l’avancée socialiste. Les masses africaines se sont senties bernées par les pouvoirs ; les coups d’État étaient en faveur de la bourgeoisie. De l’autre côté, elles devaient prendre conscience de « la poussée de la Révolution socialiste africaine[38] ».

D’un point de vue socialiste, « la seule solution possible au problème de l’inégalité sociale est l’abolition du système de classes.[39] »

Bourgeoisie, prolétariat, masses paysannes

Les membres de la bourgeoisie

Il convient de savoir quel contenu Nkrumah donne à ces personnes réunies au sein de classes précises. « Le colonialisme, l’impérialisme et le néo-colonialisme sont les expressions du capitalisme et des aspirations économiques de la bourgeoisie. En Afrique, le développement capitaliste a causé le déclin du féodalisme et l’émergence d’une nouvelle superstructure sociale[40] ».

Qui sont les membres de la bourgeoisie et quelles sont leurs caractéristiques ?  Nkrumah mène une lecture de l’histoire africaine dans ses rapports avec l’Occident. À cet effet, il note qu’avant l’arrivée de la colonisation l’existence des féodalités.

« Avant la colonisation, le pouvoir des chefs traditionnels – qui n’étaient pas propriétaires terriens – était soumis à un contrôle strict. C’était la fonction du chef, et non le chef lui-même, qui était sacrée. Un conseil d’anciens exerçait le contrôle.[41] »  Le colonialisme donna des avantages aux chefs introduits dans le système de l’administration indirecte. « En plus de leurs nouveaux pouvoirs, ils étaient parfois rémunérés, devenant ainsi, pour la plupart, les agents locaux du colonialisme. [42]» Ils devinrent, grâce à la colonisation, des chefs de cantons. La colonie se servit de « la noblesse féodale et tribale pour assurer leur exploitation » ; les féodalités exploitaient aussi les masses paysannes, au Nigéria, au Cameroun septentrional. Les serfs étaient obligés « non seulement de payer les taxes  et tributs, mais aussi faire des travaux forcés[43] ».

Le colonialisme introduisit de nouvelles structures sociales. « Cela se caractérisa par l’émergence d’une petite bourgeoisie et d’une petite (mais influente) bourgeoisie nationale, composée principalement d’intellectuels, de fonctionnaires, de représentants des professions libérales, et des cadres de la police et de l’armée. » À cette époque, au sujet des nationaux, faire fortune consistait à joindre l’administration, l’armée, ou exercer une profession libérale. Par contre, « les industries minières, les entreprises industrielles, les banques, le commerce en gros et les grandes exploitations étaient aux mains des étrangers. En général, la bourgeoisie africaine est plutôt une petite classe moyenne[44] » ; c’est en partie « à cause de ces restrictions défavorables, au commerce indigène, que la bourgeoisie africaine s’opposa à la domination impérialiste. » Après la guerre mondiale, les colonisateurs furent obligés d’intégrer, les bourgeois africains dans leurs rangs, où ils étaient auparavant exclus. Des Africains intégrèrent donc « l’administration et les compagnies étrangères ». Cette nouvelle élite était liée au capitalisme colonial. « En même temps, des mesures répressives frappèrent les partis progressistes et les syndicats ; les colonialistes entrèrent en guerre contre les peuples de Madagascar, du Cameroun et de l’Algérie. C’est à cette époque que les fondations du néo-colonialisme furent posées[45] ».

Le néo-colonialisme persiste à cause des liens qui existent entre les anciens colonisés et leurs maîtres. « C’est avec l’accord de la bourgeoisie que les monopoles internationaux continuent à dépouiller l’Afrique et à déjouer les plans de la Révolution africaine. Par conséquent, il s’agit de dénoncer et de mettre un terme à l’action de la bourgeoisie africaine. C’est le but de la lutte du prolétariat, tendant à la libération totale et à la socialisation du continent africain, faisant ainsi progresser la cause de la révolution socialiste mondiale.[46] » La révolution africaine échoue donc à cause de la connivence entre les élites et les possesseurs du capital. Les multinationales stipendient des Africains qui préfèrent ne pas perdre leurs privilèges et ainsi, livrent leur continent à la rapacité des corporations internationales. « Le prolétariat urbain et rural[47] » quant à lui continue d’être exploité. Ses révoltes sont réprimées. Ses grèves brisées par les polices et armées à la solde de la bourgeoisie soutenue par les gouvernements. Ces derniers « sont devenus les gardiens des corporations multinationales impérialistes, constituant ainsi un obstacle à l’avance socialiste[48] »

Le prolétariat[49]

Le prolétariat existe en Afrique. Si l’on doit construire le socialisme, il en constitue un élément fondamental. Le prolétariat doit également se situer dans la grande mouvance des ouvriers du monde. Le prolétariat est apparu avec la colonisation et l’implantation du capitalisme en Afrique. Il ne s’est pas tellement développé à cause du peu d’industrialisation ; cependant, « dans les pays plus développés économiquement, tels que, l’Égypte et l’Afrique du Sud[50] », on note l’existence d’une classe ouvrière importante. Dans les années 1920 sont nés les partis politiques dotés d’une idéologie communiste. Ces partis étaient composés d’intellectuels, d’ouvriers et de paysans. Ils sont nés en Algérie, au Maroc, en Tunisie. Ils étaient en relation avec le parti communiste français.

Les ouvriers africains ont joué un rôle prépondérant dans les luttes de libération en Afrique. « Par une succession de grèves, ils réussirent à troubler la vie économique et l’administration. Dans les années précédant l’Indépendance, il y eut des grèves générales au Kenya, au Nigéria, au Ghana et en Guinée. L’Afrique coloniale connut un nombre incalculable de grèves qui affectèrent certains secteurs de l’économie ; la grève des mineurs du Rand, en 1946, et les grèves affectant l’industrie du sisal de 1957 à 1959, au Tanganyika, en sont des exemples classiques.[51] » La conscience de masses puis de classe émergea durant ces grèves. Les ouvriers ont pour rôle, dans la révolution socialiste, d’éveiller la conscience des paysans ; « car en général, les masses paysannes sont encore désorganisées et illettrées. Mais l’alliance du prolétariat urbain et des masses paysannes, dans la lutte pour le socialisme, consacrera la Révolution africaine. La bourgeoisie africaine et ses maîtres impérialistes ne pourront venir à bout de leur alliance.[52]»

Pendant le temps colonial, la lutte des ouvriers était orientée par la question raciale. Ils s’en prenaient à l’exploiteur occidental. « En ce sens, c’était plus une lutte anti-coloniale qu’une lutte de classe[53] . L’aspect socio-racial de la lutte des travailleurs africains existe toujours à l’époque néo-colonialiste, tendant à négliger l’existence de l’exploitation bourgeoise indigène. En attaquant les Européens, Libanais, Indiens et autres, les ouvriers tendent à oublier l’exploiteur indigène réactionnaire.[54]».  Nkrumah note également la xénophobie subie par les travailleurs immigrants africains dans les pays africains où ils vont travailler. Les gouvernements font croire aux nationaux que les étrangers sont responsables des différentes crises qui existent dans le Pays ; au lieu d’interroger leur propre politique taxée de réactionnaire par Nkrumah. « Ainsi, le gouvernement fait croire aux travailleurs nationaux que la présence des travailleurs immigrants est la cause principale du chômage et des mauvaises conditions de vie.[55] » Les ouvriers nationaux prennent ainsi le parti du gouvernement contre ces boucs émissaires. Et la classe bourgeoise profite ainsi pour mieux diviser la classe ouvrière par des relents nationalistes et tribaux. Or, « quelles que soient leurs nationalités, races, tribus (…) tous les ouvriers sont les mêmes.[56] » La révolution socialiste africaine, pour Nkrumah, souhaite bannir la xénophobie en affirmant le panafricanisme de la classe ouvrière. « En Afrique, on ne devrait jamais utiliser le terme d’ « étrangers », car ils sont tous Africains. Ce n’est pas les travailleurs immigrants qu’il s’agit de combattre, mais la balkanisation née des frontières artificiellement née des frontières artificiellement dressées par l’impérialisme.[57] »

Les masses paysannes

La description faite de la société rurale ouvre la perspective sur ses différentes classes. Il y’a d’un côté les exploiteurs ; et les exploités. Dans la première série, Nkrumah nomme « les propriétaires de plantations ; les propriétaires absentéistes ; les fermiers agriculteurs (possédant des fermes relativement grandes) ; les petits agriculteurs[58] » ; dans la catégorie des exploités, il classe : « les paysans ; le prolétariat rural[59] »

« Pour la plupart, les propriétaires de plantations sont des étrangers (comme au Nigéria, au Cameroun, au Congo-Kinshasa, en Afrique du Sud et en Rhodésie. Ces extensions sont les extensions des monopoles en Afrique.[60]» Dans les plantations, les ouvriers agricoles subissent l’exploitation. Leur niveau de vie est bas ; et les salaires reçus sont tellement dérisoires qu’ils ne permettent pas de subvenir aux besoins.

« Les absentéistes locaux sont généralement des propriétaires terriens africains qui vivent, en ville, dans le luxe, tout en contrôlant, grâce à leurs capitaux, de vastes étendues de terre, dans les régions rurales. Ils vivent de l’exploitation d’ouvriers agricoles. »  L’ouvrier n’a pas de salaire fixe ; il est un journalier ; c’est-à-dire, payé au jour le jour. « Le conflit opposant le capital au travail y est aussi intense que dans les plantations. Très souvent, le propriétaire absentéiste exploite aussi en ville, en louant à des prix exorbitants des logements aux ouvriers.[61] »

Les grands agriculteurs fermiers sont du nombre des exploiteurs. Ils vivent dans le milieu rural ; « leurs terres sont fertiles[62] » ; elles sont entretenues par des moyens techniques qui améliorent le rendement. Ils louent également la main-d’œuvre. Ils ont des familles nombreuses ; et ont des fonctions de notabilités dans les chefferies. « Leurs méthodes (…) de production sont semi-féodales, et ils pratiquent parfois la méthode du paiement en espèces. Ils doivent souvent allégeance aux chefs ou anciens d’un village plus important. Leur grand souci est la culture d’exportation.[63] »

Les petits fermiers, quant à eux, sont « de petits propriétaires qui possèdent aussi leur matériel et leur bétail. Ils sont, selon la psychologie révolutionnaire marxiste, instables et hésitants. Ils aspirent à devenir prospères : ce qui leur permettrait d’avoir une main-d’œuvre régulière et d’avoir une grande propriété. Ils se préoccupent surtout de production locale pour la consommation immédiate[64] »

Le paysan quant à lui possède à peine quelques terres insignifiantes. « Sa vie est l’insécurité même. Il travaille un petit lopin de terre, avec ou sans bétail. Il dépend des conditions atmosphériques et de la nature elle-même. Car sa récolte sera bonne si le temps est beau, mais le mauvais temps peut le ruiner et il se voit contraint à louer ses services dans les plantations et les grandes fermes. » Nkrumah note cependant que « le paysan peut devenir un élément révolutionnaire à condition d’être encadré par le prolétariat rural et urbain.[65] »

« Le prolétariat rural est constitué de travailleurs au sens marxiste du terme. Ils sont partie intégrante de la classe ouvrière et la couche sociale la plus révolutionnaire du monde rural africain[66] ». Les paysans et les ouvriers agricoles représentent un « potentiel révolutionnaire » qu’il convient d’encadrer. Pour Nkrumah, « ils constituent la force principale de la révolution.[67] »

« La lutte révolutionnaire socialiste, en Afrique, doit reposer sur les masses paysannes et le prolétariat rural, car ils forment la grande majorité de la population, et leur avenir est dans le socialisme. Les combattants de la liberté, qui sont parmi ces masses, dépendent d’elles quant au recrutement et au ravitaillement. »

La révolution socialiste

La révolution socialiste est pour Nkrumah à son point culminant dans le renversement de la bourgeoisie par le prolétariat. Elle est le résultat de la lutte des classes pour l’instauration d’un État socialiste. « L’action politique est à son paroxysme lorsque le prolétariat tout entier, sous la direction d’un Parti d’avant-garde guidé par les seuls principes du socialisme scientifique, parvient à renverser le système de classes : la révolution est alors complète[68] »

La révolution a son fondement dans le désir profond qu’anime la volonté de changement chez les citoyens. « Les bases d’une révolution sont jetées, lorsque les structures organiques et l’état d’une société ont amené les masses à souhaiter ardemment un bouleversement total des structures de cette société.[69] »

Le changement voulu pour la révolution socialiste pour Nkrumah après une longue observation ne peut que provenir par les moyens violents ; par l’usage de la force ; « lorsqu’il y a lutte des classes, la révolution socialiste ne peut être réalisée que par la force. La violence révolutionnaire est un principe fondamental des luttes révolutionnaires. Car, à moins de s’y voir contraintes, les élites privilégiées ne cèderont pas le pouvoir ; même si elles acceptent d’effectuer des réformes, elles ne céderont jamais si elles savent leur position menacée. Seule l’action révolutionnaire les y contraindra. Il n’est pas de grand événement historique qui n’ait été accompli au prix d’efforts violents et de vies humaines.[70] »

Le passage d’une mode de production, notamment capitaliste à socialiste, ne peut faire l’économie de la violence. En effet, « les révolutionnaires socialistes veulent une transformation totale de la société et l’abolition du système de classes.[71] » Ils s’opposent à l’élitisme, au racisme ; « ils se battent pour l’instauration d’un État qui se fasse garant des aspirations des masses, et leur assure une participation à tous les échelons du gouvernement.[72] »

Nkrumah souhaite faire parvenir la société à un style socialiste de régime politique. « Sous la direction des révolutionnaires socialistes, l’Afrique peut passer d’un stade de propriété bourgeoise-capitaliste à un stade où les moyens de production sont distribués selon un mode de propriété socialiste-communiste.[73] » Mais, ajoute-t-il, la participation de la bourgeoisie et de la classe moyenne à ce processus est quasiment impossible. Ces deux couches sociales préservent principalement leurs intérêts. De sorte qu’elles ne s’impliqueront pas directement dans les luttes de libération. Elles s’opposent aussi à « la création d’un État socialiste.[74] » Elles sont liées au capitalisme de qui elles reçoivent de nombreux avantages ; « et leur survie dépend de l’appui qu’elles reçoivent de l’impérialisme et du néo-colonialisme. Ce n’est qu’avec le renversement de la suprématie bourgeoise dans les États néo-colonialistes, par la révolution socialiste, qu’une transformation totale de la société sera accomplie.[75] »

Qu’est ce qui pousse à la révolution socialiste ? Quels facteurs Nkrumah cite-t-il ?

« Il existe certains facteurs qui font progresser la révolution socialiste : le plus important est le développement capitaliste et l’industrialisation qui, en accroissant la population ouvrière, favorisent l’apparition des futurs dirigeants de la révolution prolétarienne. Parmi les autres facteurs, on notera : l’abandon des classes dirigeantes par les intellectuels, les gouvernements inefficaces et l’incompétence politique de la classe bourgeoise au pouvoir. L’exemple et l’assistance des autres révolutions socialistes ont été également favorables à l’avance socialiste. Il y a enfin l’influence des conflits sociaux raciaux et des antagonismes de classes[76] »

Akono François-Xavier.


[1] K. Nkrumah, La lutte des classes en Afrique. Traduit de l’anglais par Marie-Aïda Bah-Diop, Paris, Présence africaine, 1972, p. 9.

[2] Ibidem.

[3] Ibidem, p. 9-10.

[4] Ibidem, p. 10.

[5] Ibidem, p. 10.

[6] Ibidem, p. 10.

[7] Ibidem, p. 10.

[8] Ibidem, p. 11.

[9] Ibidem, p. 11.

[10] Ibidem, p. 11.

[11] Ibidem, p. 11.

[12] Ibidem, p. 11.

[13] Ibidem, p. 12-13.

[14] Ibidem, p. 13.

[15] Ibidem, p. 15.

[16] Ibidem, p. 19.

[17] Ibidem, p. 19.

[18] Ibidem, p. 20.

[19] Ibidem, p. 23.

[20] Ibidem, p. 24.

[21] Ibidem, p. 27.

[22] Ibidem, 27.

[23] Ibidem, p. 29.

[24] Ibidem, p. 30.

[25] Ibidem, p. 51.

[26] Ibidem, p. 49.

[27] Ibidem.

[28] Ibidem, p.50-51.

[29] Ibidem, p. 51.

[30] Ibidem, p. 51.

[31] Ibidem, p.51.

[32] Ibidem, p. 51.

[33] Ibidem, p.52.

[34] Ibidem, p.55.

[35] K. Nkrumah, Le conciencisme. Traduction revue d’après l’édition anglaise de 1969, par Starr et Mathieu Howlett, Paris, Présence africaine, 1976, p.7.

[36] K. Nkrumah, La lutte des classes en Afrique, p. 59.

[37] K. Nkrumah, La lutte des classes en Afrique, p. 59.

[38] Ibidem, p. 61.

[39] Ibidem, p. 21.

[40] Ibidem, p. 65.

[41] Ibidem, p. 65.

[42] Ibidem, p. 65.

[43] Ibidem, p. 66.

[44] Ibidem, p. 66.

[45] Ibidem, p. 67.

[46] Ibidem, p. 76.

[47] Ibidem, p. 75.

[48] Ibidem, p. 75-76.

[49] Ibidem, p. 77-90.

[50] Ibidem, p. 77.

[51] Ibidem, p. 78.

[52] Ibidem, p. 79.

[53] Ibidem, p. 79.

[54] Ibidem, p. 79.

[55] Ibidem, p. 80.

[56] Ibidem, p. 80.

[57] Ibidem, p. 80.

[58] Cf. Ibidem, p. 92

[59] Cf. Ibidem, p. 92.

[60] Ibidem, p. 92.

[61] Ibidem, p. 93.

[62] Ibidem, p. 93.

[63] Ibidem, p. 93.

[64] Ibidem, p. 94.

[65] Ibidem, p. 94

[66] Ibidem, p. 94.

[67] Ibidem, p. 94.

[68] Ibidem, p. 98.

[69] Ibidem, p. 98.

[70] Ibidem, p. 98.

[71] Ibidem, p. 99.

[72] Ibidem, p. 99.

[73] Ibidem, p. 99.

[74] Ibidem, p. 100.

[75] Ibidem, p. 100.

[76] Ibidem, p. 100.

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