Portrait de Serge Bilé : sur le dos de l’hippopotame pour construire des ponts culturels !

Agboville est une ville située au sud de la Côte d’Ivoire. C’est cette ville qui a vu naître Serge Bilé, le 26 juin 1960. Lorsqu’on parle de Serge Bilé, on voit avant tout le journaliste qu’il a été durant environ trois décennies. Célèbre présentateur du journal télévisé du soir de Martinique Première jusqu’en 2019, il a fondamentalement construit son existence et sa notoriété dans un triangle spatial : la Côte d’Ivoire, la France et la Martinique. Mais Serge Bilé est également producteur-réalisateur de nombreux documentaires, auteur d’essais à succès et musicien. Il lui a été décerné par l’Union nationale des journalistes de Côte d’Ivoire, le Prix Ebony en 1995. Et par ailleurs, il a reçu le Prix d’Excellence du Président de la République de Côte d’Ivoire en 2018, pour l’ensemble de ses livres.

Né avec un micro à la bouche

Serge Bilé se passionne très tôt pour le journalisme. On aurait dit qu’il coulait dans son sang et qu’il en portait les gènes. Ce qui est compréhensible lorsqu’on a un géniteur qui est une vedette de la télévision. En effet, Serge Bilé est le fils de Marcel Bilé, une figure pionnière de l’animation à la RTI, l’unique chaîne de télévision ivoirienne de l’époque. Bilé, le fils, se familiarise donc à ce métier dès sa tendre enfance. Âgé d’une vingtaine d’années, il commence à travailler comme pigiste pour Radio Côte d’Ivoire et Ivoir’Soir, à partir de 1985 notamment. Cette expérience, bien qu’enrichissante, ne mettra pas long puisqu’il prend la route de la France, où il devient diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille en 1988.

Après sa formation en journalisme, il fait son baptême de feu dans des chaînes comme FR3, l’actuelle France 3 ou encore TV5. Parallèlement, Serge Bilé étudie l’allemand à l’université et cela lui permet d’enseigner cette langue à la maison d’arrêt de Poitiers pendant deux ans, à partir de 1990. En 1993, après sa maîtrise en allemand, il est recruté par le Réseau France Outre-mer (RFO) Paris. Aussitôt, Bilé imprime sa marque. Il s’en va d’abord travailler pour l’antenne guyanaise du RFO. Et quelques mois plus tard, il lui est proposé de rejoindre RFO Martinique. Il y va pour trois mois au départ, mais y restera finalement de 1994 à 2019.

Pendant longtemps, à travers sa présentation du journal télévisé à la chaîne nationale martiniquaise, Serge Bilé a été le journaliste préféré des Martiniquais. Et, sa vie de journaliste a été marquée par de belles rencontres avec des personnalités de renom de divers pays dans le monde. On pense notamment au célèbre écrivain et homme politique martiniquais, Aimé Césaire, qu’il a côtoyé pendant treize ans et pour qui il a toujours eu une grande admiration :

Aimé Césaire fait partie de ceux qui resteront à jamais gravés dans ma mémoire. Je n’aurais pas écrit autant de livres et entrepris autant de choses si je n’avais pas réalisé qu’avant moi, quelqu’un d’autre avait fait davantage et avait enfoncé tant de portes. On ne sera jamais aussi talentueux, mais on ne peut pas faire moins que ces modèles-là [1]

L’expérience carcérale

Le journalisme est un beau métier qui charrie respect et admiration, mais il a des risques comme tout métier d’ailleurs. Les plus exposés sont ceux des journalistes au ton libre, qui n’hésitent pas à se prononcer sur des questions délicates et cruciales, notamment celles à portée politique pour le cas des pays où la liberté d’expression a encore du plomb dans l’aile. Serge Bilé est de ceux-là et en a payé les frais. En 1992, sous le régime de Félix Houphouët-Boigny, le natif d’Agboville est en Côte d’Ivoire pour passer quelque temps avec sa famille. C’est ainsi qu’il est invité à participer à une émission, « Le petit débat », animée par Georges Aboké. Au cours de l’émission, Bilé dénonce en direct l’emprisonnement d’opposants : Laurent Gbagbo, sa femme et d’autres cadres de son parti arrêtés en février de la même année pour avoir participé à une manifestation à Abidjan. Il critique donc le pouvoir en place et pense que la justice ivoirienne n’est pas suffisamment indépendante.

Sans se douter du danger qui plane sur lui après son passage à cette émission, Serge Bilé, dont le séjour a atteint sa fin, est arrêté à l’aéroport au moment où il est sur le point d’embarquer pour retourner en France. Cette journée du 15 mai 1992, qui avait pourtant bien commencé pour le journaliste de 32 ans, avait viré au cauchemar. Emmené au commissariat puis à la direction générale de la sureté nationale, avant d’être déféré au parquet une semaine après, le tribunal condamne Serge Bilé à deux mois de prison avec une amende de 50 000 FCFA. Mais il passera seulement un mois en prison. Cet épisode a été douloureux pour le jeune journaliste qu’il était, mais lui a permis, comme il le dit, de s’affranchir de la peur à tout jamais. Il en parle dans son essai intitulé : « Mes Années Houphouët ».

Dans le même essai, on retrouve également son interview avec l’ancien président ivoirien, bien après qu’il est sorti de prison. Cette interview a la particularité d’être la dernière que Félix Houphouët-Boigny a accordée aux journalistes, c’était exactement six mois avant sa mort.

« Je me sers de cette interview comme d’un fil rouge qui permet de dérouler le parcours de ce personnage fascinant. Entre ombres et lumières, il a vécu finalement plusieurs vies. J’ai voulu, avec ce livre, raconter, au-delà de Félix Houphouët-Boigny, l’histoire d’une nation qu’il a fondée et incarné mais également l’histoire d’un continent, où il s’est beaucoup illustré, par son ingérence ».

Des documentaires, des essais, et la musique

Serge Bilé est auteur de nombreux essais et documentaires sur l’Afrique, les Antilles et l’Amérique du Sud. Il a notamment travaillé sur le rôle parfois méconnu des Noirs dans les grands événements qui ont marqué l’Histoire et sur des personnalités historiques qui n’ont pas eu la notoriété qu’ils auraient méritée. « Travailler sur les histoires méconnues est ma marque de fabrique », disait-il. Ses documentaires ainsi que ses essais se posent par conséquent comme un devoir de mémoire et par ailleurs comme des hommages à certains oubliés de l’Histoire. Partant de cette logique, il réalise des documentaires comme Les Boni de Guyane (1994) ; Noirs dans les camps nazis (1995) ; Maurice le saint noir (1998) ; Une journée dans la vie de Marie-Madeleine (2009) et Paroles d’esclavage (2010).

Tout comme ces documentaires, ses essais mettent en lumière l’œuvre des Africains et des Antillais, qu’ils soient connus ou mal-connus. Dix ans après la sortie du documentaire, il publie le livre Noirs dans les camps nazis (Éditions Serpent à plumes, 2005) qui, bien que grandement salué, reçoit de nombreuses critiques de certains historiens. Sa réponse à toutes ces critiques paraîtra dans un article, « Noirs et déportés », publié après dans le Journal Le Monde. La même année, il publie chez le même éditeur : La légende du sexe surdimensionné des Noirs. En 2006, il fait paraître un autre essai intitulé Sur le dos des hippopotames (Editions Calmann-Lévy) où il répond, à travers sa propre expérience, à la question : « Comment être Noir dans la France d’aujourd’hui ? ». Ensuite, il publie respectivement en 2008, aux Éditions Pascal Galodé : Quand les Noirs avaient des esclaves blancs ; et Le miracle oublié : chronique des apparitions de la Vierge Marie en Martinique. Toujours aux Éditions Pascal Galodé, deux de ses essais paraissent en 2009 sous les titres : Et si Dieu n’aimait pas les Noirs : enquête sur le racisme aujourd’hui au Vatican ; et Au secours, le prof est noir ! : enquête sur le racisme dans l`Éducation nationale.

Au courant de la décennie 2010, il publiera entre autres : Blanchissez-moi tous ces nègres (Editions Pascal Galodé, 2010) ; La Mauresse de Moret La religieuse au sang bleu [Editions Pascal Galodé, 2012] ; Singe, les dangers de la banalisation des esprits [en collaboration avec Audifac Ignace, Éditions Dagan, 2013] ; Esclave et bourreau : l’histoire incroyable de Mathieu Léveillé, esclave de Martinique devenu bourreau au Canada [Serpent à plumes, 2016] ; Dans Le jardin secret d’Aimé Césaire [Éditions Jasor, 2017] ; Boni : la naissance d’un peuple [Éditions Rymanay, 2018] ; Le Seul passager noir du Titanic [Éditions Cercle Media, 2019] ; Mes Années Houphouët [Éditions Cercle Media, 2019].

Serge Bilé considère la musique comme son deuxième métier. Il a commis de nombreuses chansons, parfois en collaboration avec des musiciens d’ici et d’ailleurs, et a écrit plusieurs autres pour tant d’artistes. On évoquera sa comédie musicale Soweto [2008] qui porte sur la vie de Nelson Mandela. Et quelques-unes de ses chansons sorties en 2012 : « Donne-moi ta peine » en collaboration avec Éric Virgal ; « Nouveau Monde » [laquelle a été distinguée par la SACEM] et « De l’Afrique aux Amériques » entre autres.

Renforcer le vivre-ensemble entre les Antilles et l’Afrique

Serge Bilé a beaucoup travaillé dans le sens de construire des ponts entre les Antillais et les Africains, ou encore de connecter autant que possible l’Afrique et sa diaspora. Il a fait de cette initiative une obsession au regard des multiples projets qu’il a implémentés tout au long de ses années antillaises. C’est dans cette lancée qu’il crée l’association Akwaba en 1994. « Akwaba » signifie « bienvenue » dans une langue locale ivoirienne. Le choix de ce mot pour dénommer son association n’est donc pas fortuit, en ce sens qu’il porte la marque de l’hospitalité ainsi que de la cohésion qui caractérise les peuples africains et caraïbéens, et qui régit ou devrait régir les relations qu’ils entretiennent et consolider leur vivre-ensemble.

En effet, Akwaba est une association interculturelle que Serge Bilé fonde avec ses amis martiniquais, avec pour objectif principal la mise en lien des Africains et des Antillais. C’est dans le cadre de cette association qu’il a le plus rapproché l’Afrique et les Antilles. Il a par exemple aidé les Boni -les descendants d’esclaves africains évadés des plantations néerlandaises -à retrouver leurs différentes terres d’origine :

Moi je suis là pour construire des ponts entre les Antillais et les Africains, entre les gens d’ici et les gens de là-bas. J’ai eu à organiser, dès 1995, à mon arrivée en Guyane, le voyage du retour des Boni de Guyane, les faire revenir en Afrique, singulièrement en Côte d’Ivoire, mais qui n’est pas la seule terre d’où ils venaient parce qu’ils étaient aussi du Congo, du Dahomey, du Togo et d’ailleurs. Pour moi, c’était important de faire ce travail. [2]

De même, toujours par le biais de son association, le journaliste a plusieurs fois organisé des semaines culturelles en Côte d’Ivoire et en Martinique, dans l’optique de permettre aux Martiniquais de découvrir la Côte d’Ivoire notamment, et à l’inverse aux Ivoiriens de découvrir la Martinique.

« […] j’ai construit des ponts et organisé des voyages culturels pour permettre à des avions de partir en direct de la Côte d’Ivoire pour arriver en Martinique, grâce à un vol de 5 heures. C’était quelque chose de très rare alors que les gens étaient habitués à passer par Paris. On l’a fait [plusieurs] fois. On a permis à des artistes ivoiriens de se produire ici en Martinique et vice-versa »[3].

Après tout ce parcours marqué des hauts, mais aussi des bas, Serge Bilé a pris sa retraite et passe de plus en plus du temps en Côte d’Ivoire, son pays natal qu’il aime autant que la Martinique qui l’a tendrement accueilli pendant plus de deux décennies. Mais il a récemment annoncé via le réseau social Facebook qu’il renonçait à son départ en retraite et reprendra du service dès 2023. Entre-temps, il consacre une grande partie de son temps à la promotion de ses livres et continue de promouvoir la culture africaine. Pour son apport au rayonnement de la Côte d’Ivoire à l’étranger, il vient d’ailleurs de recevoir à Abidjan, au cours de la cérémonie des Awards des entreprises africaines et des institutions socio-économiques, un prix honorifique qui lui avait été décerné en 2018.

Boris Noah


[1] Interview de Serge Bilé, publiée dans Jeune Afrique, juillet 2022.

[2] https://www.nofi.media/2018/03/entretien-serge-bile-denicheur-dhistoires-rares/49705

[3] Idem.

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