De l’amour à la morsure : une violence amoureuse burlesque
Dès la première nouvelle, celle de Vigblé et Ayélé, l’auteur pose le ton : l’exagération est reine, l’ironie toujours en embuscade. Vigblé est amoureux à la folie, au point de devenir le justicier autoproclamé de la beauté d’Ayélé. Tous ceux qui osent une critique, même sous forme de plaisanterie, finissent la mâchoire déplacée ou un œil tuméfié :
« Kloboto… l’avait mordu à la paupière après lui avoir déboîté l’omoplate. »
Cette scène à la fois grotesque et touchante illustre une forme d’amour aveugle et brutal, incarné dans une société où l’honneur et les codes virils prennent parfois des tournures explosives. On rit, mais jaune.
Un peu de feu : le tabac comme rite d’entrée dans l’adolescence
La nouvelle éponyme est une critique sociale fine et percutante sur la banalisation du tabac chez les jeunes. Dans ce monde fictif (et pourtant si familier), fumer est un symbole d’initiation, presque aussi naturel que de se parfumer ou se coiffer :
« Fumer, c’est être à la page, fumer c’est exister. »
Cette phrase, qui pourrait être le slogan d’une pub détournée, met en lumière un conformisme dangereux, hérité à la fois des pairs et d’un imaginaire collectif valorisant la fumée comme identité virile. Le narrateur ne moralise jamais, mais l’absurde de la situation suffit à faire émerger une forme de tristesse lucide. Le Feu, feu qui se consume, devient ainsi métaphore de la jeunesse qui s’abîme prématurément.
Dondon Klili : football, fétiches et folklore
La nouvelle Dondon Klili fait partie des textes les plus joyeusement farfelus du recueil. On y suit les péripéties d’un tournoi de football interquartiers, qui devient un théâtre de superstitions : fétiches enterrés sous les buts, maillots maudits, abstinence sexuelle obligatoire pour les joueurs…
Et surtout, le personnage inoubliable du vieux Takanon, qui trahit son quartier pour les yeux d’une femme, et paie le prix fort :
« Un talisman déterré par la pluie… des tonnerres, des pluies… »
Sous des dehors comiques, l’auteur aborde ici une réalité sociale profondément ancrée : le rôle persistant des croyances mystiques dans le sport, la frontière floue entre le visible et l’invisible, le rationnel et le magique. Oboé ne juge pas ; il décrit, avec humour et vérité.
L’art de raconter la vie courante
Ce qui fait la richesse du recueil, c’est sa variété de tons et de situations. D’une nouvelle à l’autre, on passe :
- du drame familial au burlesque pur ;
- de la critique sociale implicite à la fable moderne ;
- d’une langue savoureuse, souvent marquée par l’oralité, à des images poétiques et inattendues.
Le livre se lit comme une traversée du quotidien béninois, où chaque personnage, chaque situation, même la plus triviale, est élevée au rang de conte populaire contemporain.
Un style mordant, une oralité maîtrisée
Kouassi Claude Oboé a le sens de la formule. Ses personnages parlent avec les tripes, leurs expressions sont imagées, parfois crues, souvent percutantes. Ce style direct rend chaque nouvelle vivante, colorée, et ancrée dans une réalité tangible.
Certaines tournures font mouche :
« Sa poitrine de guenon »,
« Un boulevard dans la bouche du pauvre chercheur de noise »,
ou encore
« Fumer est devenu une tradition comme aller au marché ».
Cette langue vive, volontiers provocatrice, donne au recueil sa saveur unique, à mi-chemin entre la chronique, le conte et la satire.
Un peu de feu est un recueil ancré dans la terre rouge et la parole vivante, où les personnages existent pleinement, avec leurs obsessions, leurs colères, leurs rituels absurdes, leurs amours à la dent cassée. C’est un livre qui sent la rue, le terrain de foot, la fumée, la moiteur du réel, mais qui sait aussi nous faire sourire, réfléchir, et surtout, écouter.
Un livre rare, venu de loin, mais qui parle de si près.
Une belle découverte à faire circuler, comme un bon conte qu’on se transmet autour du feu.
Heidi Provencher