Dans une analyse très lucide, l’auteur constate qu’en Afrique les questions identitaires sont utilisées comme une stratégie politique rationnellement construite dans le but d’exprimer des revendications socio-économiques et politiques précises: « les luttes pour la reconnaissance, en Afrique, ne sont pas orientées principalement vers la reconnaissance de cultures qui seraient méconnues, mais vers l’obtention d’un certain nombre de privilèges sociaux et économiques, en général liés à la participation au pouvoir (…). Les acteurs engagés dans les luttes pour la reconnaissance, pour la représentation et pour la participation politique apparaissent avant tout ici comme des acteurs rationnels, qui savent trouver dans l’ethnicité des ressorts pour donner à leurs revendications un certain poids et maximiser les chances de les voir prendre [sic] en compte » (p. 12). Mais en même temps, comme si l’auteur comprenait suffisamment bien le caractère mobilisateur des revendications à base identitaire, il ajoute avec à-propos qu’il ne faut pas négliger celles-ci. Il s’agit de revendications réelles à ne pas ignorer et auxquelles il convient d’apporter des réponses appropriées (cf. p. 13).
À partir de cet a priori, l’auteur s’efforce de fonder juridiquement et politiquement ces revendications socio-économiques et politiques drapées d’une chape identitaire. Le plan global du livre répond parfaitement à son objectif. L’argumentaire de l’auteur progresse comme par vagues successives : chacun des 6 chapitres discute des positions opposées sur un sous-thème donné et apporte des arguments supplémentaires qui rendent plausible la nécessité de la prise en compte des revendications ethniques dans l’espace public.
Le premier chapitre, qui est aussi le plus court, porte sur le concept même d’ethnie et sa signification. Un sous-titre de ce chapitre résume bien la pensée de l’auteur : « un signifiant ambigu pour un signifié complexe » (p. 15) ! En effet, malgré les apparences, il s’avère complexe de cerner les notions d’ethnie ou d’identité ethnique (cf. p. 15). Si pour certains, « ethnie » correspond à une réalité sociologique objective, substantielle (conception essentialiste de l’ethnie), pour d’autres, elle n’est qu’une réalité mouvante, construite au gré des vagues de l’histoire (conception constructiviste de l’ethnie). Néanmoins, un relatif consensus scientifique permet de caractériser une ethnie par des traits généraux comme la langue, un espace, des coutumes, des valeurs, un nom, une ascendance commune et la conscience d’appartenir à un même groupe (cf. p. 16s.). Plus subjective que l’ethnie apparaît la notion d’identité ethnique en tant que « représentation subjective que les individus se font par rapport à leurs appartenances » (p. 19). C’est dans la confrontation à la différence, à l’altérité que se construit cette identité. D’où le double regard qui structure une identité ethnique : la conscience d’appartenance à un groupe et la perception que les autres — étrangers au groupe — ont de ce groupe (cf. p. 21).
Le deuxième chapitre pose la problématique du sujet du droit et des droits (cf. p.22-33). En partant de l’anthropologie africaine qui souligne la dimension sociale et communautaire de l’homme, M. Mbonda contribue à affranchir, pour ainsi dire, la notion du sujet du et/ou des droits de sa conception libérale et individualiste : le sujet du/des droits est en même temps membre d’une communauté. Les communautés sont aussi sujettes de droits, si on s’en tient à une interprétation large de la notion de droits collectifs. C’est là le fruit d’une évolution historique qui a abouti à l’affirmation d’un double sujet de droit dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (cf. p. 24s) : un sujet individuel et un sujet collectif (famille, peuple). M. Mbonda trouve dans le sujet collectif de droit un fondement juridique aux revendications politiques à base ethnique (cf. p. 28). Il découle de cette évidence que, selon lui, « toute politique de justice doit impliquer la reconnaissance des identités ethniques » (p. 33).
Au cœur du livre se trouvent les chapitres 3 et 4 qui confrontent la notion d’identités ethniques respectivement aux questions de justice ethnoculturelle et de représentation politique. Pour l’auteur, une représentation politique à la fois symbolique et effective est l’expression d’une véritable justice ethnoculturelle, ou tout simplement, d’une justice ethnique. Expliquant la notion de « justice ethnoculturelle » en référence à Will Kymlicka pour qui elle implique « la nécessité de faire droit aux revendications identitaires qui s’expriment dans les espaces publics nationaux » (p. 34), M. Mbonda souligne la compatibilité entre les droits collectifs des minorités et les droits individuels de leurs membres. Et même s’il reconnaît avec Walzer qu’une des conséquences de la mondialisation se manifeste dans l’intégration permanente des individus dans de nouvelles communautés et/ou formes de solidarités non ethniques, l’auteur ne regarde pas moins les revendications identitaires comme une des conditions de possibilité de réalisation de la personne humaine, condition que seule une justice ethnique pourrait garantir. Dans cette perspective, l’auteur consacre le quatrième chapitre à discuter de la nécessité de la représentation politique des groupes ethniques. A côté des critères démocratiques traditionnels de représentation politique (aspects géographiques et démographiques), émergent les revendications ethniques qui sont légitimées par la nécessité de promouvoir les droits collectifs, par l’importance psychologique de la reconnaissance et par ce qu’on pourrait appeler avec le philosophe allemand Jürgen Habermas « le partage symétrique de chances » dans la participation au débat démocratique (cf. p. 53). Cette représentation doit être non seulement symbolique, mais aussi effective et offrir à chaque groupe des possibilités réelles de peser sur le débat démocratique (cf. p. 53-58). Sur base d’une analyse très détaillée (p. 58-82) de deux cas de figure (le Burundi et le Cameroun), M. Mbonda relève certes plusieurs difficultés pratiques d’une représentation politique des ethnies en Afrique, mais il réaffirme encore sa foi dans la possibilité d’un consensus minimal sur les règles de cohabitation pacifique entre les différents groupes ethniques. Ce chapitre comporte aussi un long développement sur les modèles républicain et anglo-saxon de représentation politique, ce dernier laissant plus de place à la représentation ethnique que le premier.
Les deux derniers chapitres de l’ouvrage abordent deux questions spécifiques, à savoir : 1) la décentralisation qui peine à s’implanter réellement en Afrique, mais qui reste, à en croire M. Mbonda, une réponse appropriée à un « besoin vital de reconnaissance des identités et de participation qui aujourd’hui s’affirme avec plus de force en Afrique et ailleurs » (Cf. p. 86) ; 2) l’éducation des populations autochtones, comme les pygmées, dont les droits à la différence et à l’éducation sont soulignés.
D’un mot qu’on pourrait longtemps commenter et discuter, la thèse principale de l’auteur pourrait bien être résumée par son propos de la p. 81 : « une politique qui fixe pour chaque région les pourcentages de candidats pouvant être admis aux concours de la fonction publique, et qui s’efforce d’assurer une certaine représentation des régions ou même des ethnies dans le gouvernement et les plus hautes fonctions de l’État est, dans le principe, une politique raisonnable du point de vue du droit et efficace du point de vue de la politique et de la sauvegarde de la paix ».
J’ai eu la chance de lire Justice ethnique quelques semaines après avoir lu Identité et violence d’Amartya Sen. Cela m’a permis de comprendre comment Ernest-Marie Mbonda met constamment en perspective — mais presque toujours en filigrane — cette notion de justice ethnique avec le défi de la transformation pacifique des conflits interethniques ou communautaires. On peut d’ailleurs regretter que le livre n’approfondisse pas ce dernier aspect.
Justice ethnique. Identités ethniques, reconnaissance et représentation politique est un livre très documenté qui présente avec force détails l’état de la recherche sur la représentation politique des identités ethniques en Afrique et dans le monde. On peut néanmoins déplorer le fait que l’auteur tombe, pour ainsi dire, dans le piège d’une identité unique partagée par tous les membres d’un groupe au détriment de ce que Sen appelle « identité nécessairement plurielle » de chaque individu (cf. identité et violence, Paris 2007, p. 11). On peut aussi noter que l’auteur ne tient pas suffisamment compte de la possibilité de démultiplication à l’infini des différences sur le champ des revendications politiques ni des implications de la communauté politique entendue d’abord et avant tout comme service du Bien Commun. Enfin, au sortir de ce livre, peut-on parler de démocratie, d’ethnocratie ou d’ethno-démocratie ? Tel est le dilemme qui traverse ce livre et le rend en même temps passionnant : on ne peut construire une véritable Nation sur la seule base de revendications ethniques, mais aucune Nation ne saurait subsister durablement et pacifiquement sans la prise en compte de celles-ci. In medio virtus est, disaient les Latins.
Alain-Joseph LOMANDJA
Réf:
ERNEST-MARIE MBONDA, JUSTICE ETHNIQUE. IDENTITÉS ETHNIQUES, RECONNAISSANCE ET REPRÉSENTATION POLITIQUE, MONTRÉAL, PUL, 2009.