Le Secret d’Adjaratou de Léa N’guessan

Résolument moderne et bouleversant, ce roman de Léa N’Guessan invite le lecteur à s’interroger sur la notion du soi. En effet, qui sommes-nous vraiment ? Comment nous définissons nous et en fonction de quoi ? Quelles places occupent notre entourage et nos accomplissements dans nos vies ? Si ces derniers venaient à disparaître, qui serions-nous ? Brillante avocate inscrite au Barreau de Paris, Léa N’guessan est une féministe engagée qui milite activement pour l’accès au droit à tous, et la promotion de la femme. C’est donc sans surprise que dans ce premier roman paru en 2021 aux éditions Vallesse  la première version étant publiée chez La Doxa en 2017  le personnage central soit une femme forte qui évolue dans un univers politique dont elle est férue.

Née sous une belle étoile

Issue d’une famille ivoirienne nantie, la petite Adjaratou se distingue de ses pairs dès l’aube de sa vie. En effet, lors d’une visite rendue par sa mère biologique, Kany N’diaye à la jeteuse de cauris alors qu’elle était enceinte d’elle, la voyante lui apprendra que la petite Adjaratou aura un destin hors du commun. Vénérée, adulée et prospère, elle marquera des générations entières par sa vie. Toutefois, une ombre plane au-dessus de sa tête en dépit de cette prophétie grandiose, de nature à réduire à néant l’illustre destin d’Adjaratou et seul un sacrifice après sa naissance pourrait la neutraliser. Malheureusement, Mme Kady N’diaye étant décédée en couches, ledit sacrifice ne pourra être effectué. Dès lors, Adjaratou grandira sans plus se soucier de cette prédiction tragique, pensant avoir échappé au destin.

Fougueuse, mais pleine de sagesse, elle fait la joie de sa maman adoptive Mame Aichatou et de son père qui l’aiment tendrement, et font en sorte de lui apporter l’équilibre et le soutien dont elle a besoin. Son intelligence vive, sa grande beauté et son statut social en font l’un des meilleurs partis de sa génération. Mais Adjaratou l’érudite n’a que faire de ses nombreux prétendants qu’elle prend plaisir à éconduire poliment au grand dam de sa maman bien-aimée. Elle lui promet toutefois que lorsqu’elle rencontrera celui qui trouvera grâce à ses yeux, elle ne manquera pas de le lui signifier. Mais en attendant, avec le soutien de son père résolument moderne, elle mène ses études avec brio et s’épanouit dans sa vie de jeune fille.

Alors qu’elle assiste à une réunion estudiantine, les yeux d’Adjaratou se posent sur un jeune homme élancé, svelte et élégant. Elle le trouve charmant, mais est gênée par la profonde complicité qui semble régner entre lui et la magnifique jeune femme à ses côtés. Il lui sourit et elle lui rend son sourire. Il se rapproche d’elle, se présente, ainsi que sa sœur qui l’accompagne. Le soulagement qu’elle ressent en apprenant qu’il s’agit de sa sœur lui fait instantanément comprendre que l’intérêt qu’elle porte à Ibrahim Fofana « était bien plus que simplement amical ».

Dès lors, ils ne se quittent plus. Ibrahim, malgré sa fougue, lui réitère ses intentions à son égard et sa volonté de la respecter et l’honorer, au point d’attendre leur mariage pour consommer leur amour. La vie peut-elle être plus belle ? L’homme dont elle est follement éprise l’aime en retour et l’encourage dans ses études. Leurs familles respectives ont également donné leur aval. Certes, sa sœur est un peu envahissante ainsi que le lui fait remarquer Claire Makosso, sa meilleure amie, mais cela ne pèse pas lourd dans la balance face à toute la joie que lui procure cette relation.

Après s’être fréquentés pendant 8 ans, ils se marient en grande pompe, faisant d’Adjaratou la femme la plus heureuse. Le soir de leurs noces, elle croit entendre l’une des innombrables convives lui prédire une fois de plus un destin funeste, mais se demande si ce n’était pas le fruit de son imagination. Et de toute façon c’est leur jour, ils sont heureux et s’aiment librement, alors qu’importe !

Comble de joie, quelques mois après son mariage, elle apprend qu’elle attend un fils qu’ils nomment Souleymane. Quelques mois plus tard, un second bébé, Leîla, vient agrandir la famille. Du fait de complications survenues pendant l’accouchement, elle apprend qu’elle ne pourra avoir d’autres enfants. D’abord abattue, car ayant toujours désiré avoir une grande famille, Adjaratou comme toujours, fait contre mauvaise fortune bon cœur, remerciant Allah de lui avoir déjà accordé la grâce d’être mère par deux fois. D’autant plus que certaines femmes, comme sa tendre Mame Aichatou, n’avaient pas la chance de connaître cette joie. Très vite, elle se replonge dans son travail et la chance continue de lui sourire.

Femme d’affaires intrépide, avocate émérite, propriétaire de son propre cabinet, elle est connue dans toute la région comme celle qui ose s’attaquer à ce à quoi personne ne veut se frotter. Fonceuse, magnanime et juste, elle se bat pour faire respecter les droits des opprimés, ne reculant devant rien ni personne pour faire triompher la justice. Adversaire redoutable, elle fait plier de nombreux confrères et même l’État qu’elle n’eut crainte d’attraire en justice dans le cadre d’une affaire de corruption qui secoua le pays tout entier. Dès lors, son avenir semble tout tracé, mais un jour, tout bascule !

Déconstruire pour mieux vivre

Dans ce premier opus, l’auteure prend le parti de déconstruire de nombreuses croyances. Rien n’est laissé au hasard et l’on peut voir dans chacune de ce qui semble être des circonstances banales, une occasion de s’interroger et de tirer une leçon.

À travers le décès en couches de la mère biologique de la protagoniste et son adoption par celle qui fut sa nounou (Mame Aichatou) puis très rapidement l’épouse adorée de son père, la couvant d’amour en dépit de son incapacité à enfanter, l’auteure met en avant l’amour inconditionnel d’une maman. Elle nous rappelle ainsi au passage qu’une mère n’est pas seulement celle qui donne la vie; elle est aussi et surtout celle qui lui permet d’éclore et de fleurir dans les meilleures conditions.

Au regard du mariage du père d’Adjaratou avec une femme qui lui a été imposée par un conseil de famille et les moqueries subies par Mame Aichatou dont la coépouse ne manque aucune occasion pour la traiter de ventre vide, l’auteure nous rappelle la triste condition des femmes stériles sous les tropiques. C’est également une fresque qui peint la vie dans les foyers polygamiques, où diverses rivalités sont transmises de génération en génération, et le destin de certains hommes obligés de s’engager dans des unions dont ils auraient préféré s’abstenir.

Cela nous emmène à la mise en branle d’un autre cliché concernant la religion musulmane et l’éducation. Tout au long de son journal, Adjaratou nous parle de son père. Cet homme sage, millionnaire, musulman pratiquant et pourtant contre la polygamie, favorable à l’éducation des enfants et des filles en particulier, n’hésitant pas à soutenir sa fille, mais plus encore, à la pousser à aller toujours plus loin. Ce père musulman « non -modèle » n’incitera pas sa fille à se marier comme les autres et ne fera pas de la virginité le Graal absolu que chaque femme doit brandir pour légitimer sa dignité. Malgré sa grande richesse, il ne fera aucun cas des finances de son futur gendre et élèvera sa fille dans le respect des autres religions.

Vous l’aurez compris, en grandissant et évoluant dans un tel environnement, c’est sans surprise qu’Adjaratou devient cette femme forte à la tête d’un mouvement politique et d’un cabinet d’avocat réputé au sein d’un des quartiers les plus huppés d’Abidjan. Farouche, impétueuse, et rompue à l’art de la rhétorique, Adjaratou est guidée par ses idéaux de justice qui la pousseront à faire de la lutte contre la corruption son cheval de bataille lorsqu’elle découvre l’existence d’un important réseau de prostitution dans lequel sont impliqués de nombreux membres du gouvernement. Comme à l’accoutumée, elle ne recule devant rien ni personne pour faire rétablir la justice.

Galvanisée par ses succès et au faîte de sa carrière, elle découvre à l’occasion d’un concours de circonstances la trahison dont elle a fait l’objet au sein de sa famille. S’en viennent alors une multitude d’interrogations et de remises en question sur sa nature profonde et ses capacités. Elle, si sage depuis toujours, elle, le fin limier qui faisait valoir la justice aux yeux de toute une nation, constate avec effroi son aveuglement, son incapacité à comprendre dès le début que son mari était dans une relation incestueuse avec sa sœur, et que son mariage n’en était qu’une couverture. Et, le plus choquant c’est que presque tout son entourage le savait. Face à cette trahison, la protagoniste décide de se suicider, sans avoir au préalable demandé à ses enfants de pardonner à leur père. Et c’est sans doute, l’une des plus grandes leçons de ce roman : l’école du pardon à laquelle nous soumet Léa N’guessan.

En somme, l’on peut voir un parallèle entre Le Secret d’Adjaratou et Les Impatientes de Djaïli Amadou Amal, dans le sens où les héroïnes sont de la même trempe. Ce sont des femmes qui défendent leurs idées et souhaitent s’affirmer indépendamment de leur sexe et de ce qui est culturellement attendu d’elles. Dès lors, la citation de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient », à laquelle l’auteure fait référence au début de son livre, prend tout son sens. Elle fait ainsi transparaître le souhait de Léa N’guessan de voir chaque femme porter en elle un germe d’Adjaratou. Le courage, l’intelligence et le désir de réussir qu’elle reflète inspirent plus d’une. 

Erna Ekessi

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