Une année après Cimétière avec vue, Françoise Cliche revient avec un nouveau roman, J’ai tué le soldat Ryan, dans lequel elle explore les affres du passé, les ambiguïtés des relations humaines et les mystères du temps qui passe. Cette fois, c’est Gabrielle, une femme sur le point de fêter ses 70 ans, qui nous raconte son histoire. Un jour, elle reçoit une demande d’amitié sur Facebook de la part de son ennemie d’enfance, Élodie Poirier. Ce geste inattendu va faire resurgir en Gabrielle des souvenirs longtemps enfouis et ouvrir la porte à des événements qui, finalement, la libéreront d’un passé qui ne lui a pas toujours été favorable.
Gabrielle, bien ancrée dans sa vie d’adulte, partage son quotidien avec son conjoint, et la communication numérique, notamment à travers les réseaux sociaux, devient une porte d’entrée vers son passé. Ce qui la surprend le plus dans une demande d’amitié qu’elle reçoit, c’est le retour d’Élodie, celle qui lui avait jadis pourri la vie. Cette apparition virtuelle la plonge dans un tourbillon de questionnements. Pourquoi, après toutes ces années, cette personne revient-elle dans sa vie ? Est-ce pour s’excuser ou, au contraire, pour troubler à nouveau son bonheur ?
Si Gabrielle accepte finalement la demande d’amitié, ce geste ne la soulage pas. Elle regrette presque immédiatement lorsqu’Élodie lui pose la question qui va tout remettre en cause : « Te souviens-tu de Ryan ? »
La puissance du souvenir et la remise en question du passé
Ce passage, où Gabrielle s’interroge sur la motivation d’Élodie, met en lumière la complexité de leur relation, marquée par une haine réciproque de longue date. « Notre haine était la seule chose sur laquelle nous nous entendions », écrit Gabrielle, un jugement amer, mais qui témoigne aussi de l’intensité de leur connexion passée. La question qui suit, « Pourquoi voudrait-elle être mon amie ? » illustre la perplexité de Gabrielle face à un geste de réconciliation qui lui semble inconcevable. Pour elle, Élodie n’a été que la « Reine d’un Pageant aérien d’une petite ville », une figure de vanité et de superficialité. Cette phrase résume parfaitement le dédain qu’elle éprouve pour celle qui fut autrefois son bourreau.
L’écriture de Françoise Cliche, en retour, se caractérise par sa précision et sa profondeur. Elle s’inscrit dans le souvenir et le questionnement, souvent philosophiques, offrant au lecteur une réflexion sur les valeurs humaines, la réconciliation et la quête de sens. L’auteure, méticuleuse dans ses descriptions, choisit de nous immerger dans l’intimité de Gabrielle, une femme qui interroge son passé tout en naviguant dans un présent apaisé. Les relations familiales, notamment avec son conjoint, sa fille, sa petite-fille, sa sœur et son beau-fils, sont scrutées sous l’angle de la complicité et des non-dits, mais aussi des liens distendus.
Le poids de la mémoire et la quête de l’équilibre familial
Dans ce roman, la narratrice interroge également les méthodes éducatives d’hier et d’aujourd’hui, en particulier en ce qui concerne la relation grand-mère/petite-fille. Gabrielle, tout en essayant d’accompagner sa petite-fille dans sa passion pour la lecture, se trouve confrontée à la pression de sa propre fille qui rêve de voir sa fille exceller dans le soccer. Elle exprime clairement son choix : « Je me suis juré de bannir de ma relation avec ma petite-fille toute pression axée sur le sport. »
Ce passage révèle une réflexion profonde sur l’éducation et les relations intergénérationnelles. Gabrielle veut éviter de projeter sur sa petite-fille ses propres aspirations ou celles de sa mère. Elle souhaite que l’enfant puisse s’épanouir dans un environnement où le plaisir prime sur la performance. Il s’agit d’une volonté de préserver une relation saine et équilibrée, fondée sur la liberté de choix et le respect des désirs personnels. C’est aussi une forme de rejet de la pression sociale et familiale, un acte conscient qui cherche à ne pas transformer une passion en une source de stress. Gabrielle désire offrir à sa petite-fille la possibilité de se découvrir et de suivre son propre rythme, sans subir d’influence extérieure, même bienveillante.
Une réflexion universelle sur la mémoire et les liens familiaux
À travers les souvenirs de Gabrielle, Françoise Cliche nous invite à une réflexion plus large sur les questions universelles qui traversent toutes les familles : la mémoire, les blessures du passé, mais aussi la possibilité de réconciliation. En plongeant dans les événements de son enfance et de sa jeunesse, Gabrielle finit par retrouver une forme de paix intérieure. C’est ce parcours de réconciliation — avec elle-même, avec son passé, et, peut-être, avec Élodie — qui constitue le cœur du roman. Cliche nous fait comprendre que, au-delà des rancœurs et des querelles, il y a toujours un espace pour le pardon, pour le changement, pour un espace à soi.
En utilisant une langue fluide et élégante, sans artifice, Françoise Cliche nous invite à contempler le passage du temps, les transitions générationnelles, et l’évolution des rapports humains. J’ai tué le soldat Ryan est plus qu’un roman sur une vieille inimitié. C’est un voyage au cœur des relations humaines, une exploration des silences familiaux et des souvenirs qui façonnent nos vies. Au-delà des événements particuliers, c’est la question de l’identité et du pardon qui nous touche, et qui résonne dans la « rencontre » entre Gabrielle et Élodie. Dans cette quête de réconciliation, l’auteure nous offre un tableau riche et nuancé des tensions et des liens qui unissent les membres d’une famille, tout en explorant les thèmes de la maternité, de la vieillesse et de la mémoire.
J’ai tué le soldat Ryan est un roman qui, à travers une écriture précise et métaphorique, nous entraîne dans une réflexion intime et universelle. Avec finesse, Françoise Cliche explore les relations familiales, l’évolution des valeurs à travers les générations et le poids des souvenirs. Ce roman nous interroge sur la possibilité de se libérer de ses rancœurs passées et de choisir, enfin, de vivre dans la paix et la réconciliation, tout en préservant sa propre liberté intérieure.
Par Sara Balogun