Anne Hébert, voix majeure de la littérature francophone

Le 22 janvier 2000, la littérature canadienne a perdu l’une de ses figures les plus importantes : Anne Hébert. La Québécoise, qui consacra toute sa vie à l’écriture, a inspiré de nombreuses générations d’écrivains au Canada et loin de ses frontières. Romancière, poétesse, nouvelliste, dramaturge et scénariste, elle a laissé une empreinte vive dans l’univers littéraire et culturel canadien. Son œuvre poignante à l’expression rude, aux antipodes de sa douceur physique, revendique une certaine liberté et une libéralisation de la pensée. Nourris par les douleurs qui ont marqué ses jeunes années, ses textes l’ont propulsée vers les plus hautes cimes des reconnaissances littéraires internationales et dans la sphère universitaire. Aujourd’hui encore, ils continuent de faire l’objet d’importants travaux scientifiques.

L’écriture : une transmission familiale

Anne Hébert est née le 1er août 1916 à Sainte-Catherine-de-Fossambault, au Québec. Aînée d’une fratrie de cinq enfants, elle a d’abord une institutrice privée comme l’exige sa famille, avant de finir ses études primaires chez les Sœurs du Bon-Pasteur : « j’ai eu une institutrice privée jusqu’à l’âge de onze ans, non pas parce que j’étais malade, mais parce que c’était la coutume. Ce qui fait qu’arrivée à l’école, j’étais complètement perdue et d’une timidité folle ». Ensuite, elle poursuit sa scolarisation au collège Notre-Dame-de-Bellevue et au collège Mérici à Québec. Alors qu’elle est âgée de 23 ans environ, Anne Hébert est obligée de vivre en isolement, à cause d’un diagnostic de tuberculose qui s’avèrera faux bien après. Elle passera injustement cinq longues années de réclusion dans la maison familiale, lesquelles ne seront pas totalement inutiles. Un bien pour un mal, durant cet isolement, ses qualités de lectrice s’accentuent, et sa passion pour l’écriture grandit.

Cependant, il faut dire que l’écriture est une transmission dans les familles paternelle et maternelle de la Québécoise. Anne Hébert est issue des familles d’écrivains, d’intellectuels, de notables et d’hommes politiques reconnus. Par sa mère, elle est descendante du poète et historien canadien François-Xavier Garneau qui a marqué le XIXsiècle par sa pensée et son œuvre d’une grande richesse. Son géniteur, Maurice Hébert, est fonctionnaire, écrivain et critique littéraire. Membre de la Société royale du Canada, c’est d’ailleurs lui qui guide ses premiers pas de lecture : « il s’intéressait surtout aux livres québécois. Les livres dont il parlait à la radio, je les lisais. À ce climat, s’ajoutaient toutes mes lectures d’enfance : Andersen, Green, Dickens, Poe, sans oublier la Comtesse de Ségur », disait-elle.    

Il faut aussi compter sur la présence de son cousin, Hector de Saint-Denys Garneau — fils d’Alfred Garneau, également historien, traducteur et poète —, qui est poète et à qui elle est très attachée. De quatre ans son aîné, Hector et ses textes exerceront une influence certaine sur elle. La mort précoce de ce dernier, à 31 ans, ainsi que celle de sa sœur Marie, décédée étant enceinte, vont profondément la bouleverser. Et en partie, ce bouleversement sera à l’origine de l’impulsion révolutionnaire qui se lit dans certaines de ses œuvres. L’isolement, la chance d’avoir de proches écrivains, et la disparition de certains êtres chers vont donc inéluctablement mener Anne Hébert vers les sentiers de l’écriture. Des sentiers qu’elle parcourra jusqu’à l’aube de sa mort.  

La route qui mène à Paris

Anne Hébert commence à manifester son intérêt pour l’écriture dès son adolescence. Elle est d’abord portée vers l’écriture des pièces de théâtre et des contes, reflet des différentes histoires que lui raconte sa mère, Marguerite Taché, avant de se laisser submerger par la poésie. C’est aussi grâce à cette dernière, amatrice de théâtre à sa jeunesse, que l’écrivaine en herbe qu’elle était encore s’intéresse au théâtre. Ses premiers textes de théâtre ne sont pas publiés. Elle les trouve peu élaborés et donc, pas publiables. Au début de la décennie 1930, elle fait la rencontre de la poésie en découvrant des auteurs comme Arthur Rimbaud (Le Bateau ivre), par pur hasard et par l’entremise de son cousin Hector : Paul Claudel (Les Cinq grandes odes), Charles Baudelaire, Paul Éluard et Jules Supervielle entre autres. C’est à la fin de ladite décennie qu’elle commence à publier des poèmes dans diverses revues québécoises. Et en 1942, elle publie son premier livre, le recueil de poèmes intitulé Les Songes en équilibre (Éditions de l’Arbre). Le livre reçoit un bel accueil et est couronné par le Prix Athanase-David en 1943.

Sa deuxième œuvre, Le Torrent, arrive en 1950. Ce recueil de cinq nouvelles est jugé trop violent parce qu’il porte une tache sur les valeurs sociétales et religieuses canadiennes. « [Les maisons d’édition] avaient refusé Le Torrent disant que c’était trop violent, que le Canada français était une nation jeune et saine et que c’était des choses malsaines à ne pas mettre entre toutes les mains », confiait-elle. Cela s’explique au regard du temps mis entre la fin de la rédaction du texte en 1945 et la date de publication. Elle le publie alors à compte d’auteur aux Éditions du Bien public de Trois-Rivières.

Pendant ce temps, elle commence à travailler pour Radio-Canada, pour laquelle elle écrit des textes de 1950 à 1952. Après avoir remporté le Concours littéraire et scientifique de la province du Québec avec sa pièce de théâtre L’Arche de midi, en 1951, elle présente sa pièce théâtrale Les Invités du procès dans la série Le Théâtre du grand prix de Radio-Canada en 1952. En janvier 1953, elle est recrutée en tant que scriptrice par l’Office national du film du Canada (ONF). Dans la foulée, elle publie son deuxième recueil de poèmes, Le Tombeau des rois. Ce recueil écrit pendant de nombreuses années est édité à compte d’auteur aux Éditions de l’Institut littéraire grâce à un prêt d’argent de son ami écrivain Roger Lemelin. Et en 1954, Anne Hébert devient la première femme francophone scénariste de l’ONF.

L’écrivaine canadienne obtient ensuite un an de congé et s’en va à Paris grâce à une bourse de la Société royale du Canada. Elle passe finalement trois ans dans la capitale française et y écrit son premier roman, Les Chambres du bois. Le livre est publié chez Seuil en 1958, par l’intermédiaire du critique littéraire Albert Béguin et du poète Pierre Emmanuel qui, lors d’un voyage au Canada, découvrent Anne Hébert (avant l’obtention de sa bourse) et décident de la faire connaitre dans l’espace français. De retour au Canada en 1957, elle vit d’abord à Montréal puis à Québec. Après le décès de son père en 1960, elle fait quelques voyages en France où elle commence à se faire connaitre. C’est définitivement après la mort de sa mère en 1965, qu’Anne Hébert s’installe Paris. Et sa carrière littéraire prend un autre tournant.

Le souffle de la liberté et le rayonnement universel

Installée à Paris, Anne Hébert respire un peu plus l’air de la liberté. Elle vit désormais loin de son foyer originel, le Canada, qui lui rappelle sans cesse ses blessures antérieures dues à la disparition de ses proches qu’elle affectionnait tant, la réclusion qui lui a fait injustement perdre une partie de sa jeunesse et autres tourments qui la hantent. Loin de sa terre natale qu’elle assimile à une prison, l’écrivaine est plus épanouie. Elle fait de belles rencontres et se sent mieux aimée. La femme fragile et naïve d’antan s’émancipe peu à peu.

Selon Marie-Andrée Lamontagne, Anne Hébert aurait même découvert la sexualité durant ses années parisiennes, à plus de quarante ans, en faisant la rencontre de l’éditeur Roger Mame avec qui elle a passé de nombreuses années. Elle naît donc une seconde fois comme l’atteste sa biographe, Marie-Andrée Lamontagne, auteure de l’ouvrage intitulé Anne Hébert, vivre pour écrire :

 Pour moi, Anne Hébert naît deux fois. Elle naît en 1916 comme bébé et elle naît à ce moment-là à la littérature. […] C’est la France qui est l’horizon culturel, et Anne Hébert est nourrie de lectures françaises. Il y a un savoir, il y a un déjà lu, en fait, qui se montrent sous ses yeux, mais en même temps, ce sentiment d’étrangeté, parce qu’on est aussi d’un pays, d’un terroir, et cette ambivalence-là vont nourrir son œuvre profondément. 

Sa fixation à Paris lui permet ainsi de s’ouvrir et d’aller à la rencontre de l’universel. Paris, métropole de la littérature de langue française, est presque à cette époque le passage obligatoire pour le succès et la reconnaissance littéraire. Ce sera exactement le cas de Anne Hébert. En quittant son pays d’origine, elle avait déjà certes du succès sur le plan national. Mais dès son voyage, sa reconnaissance s’est affranchi des limites canadiennes. Pour son deuxième roman Kamouraska paru en 1970, Anne Hébert reçoit le Prix des Libraires de France et le Prix de l’Académie royale de Belgique en 1971, et vend plus de cent mille exemplaires du livre en l’espace de quelques mois, sans oublier son adaptation au cinéma qui lui donne les droits de vente conséquents. Son troisième roman, Les Enfants du sabbat (1975), lui permet de remporter une seconde fois le Prix du Gouverneur général et le Prix de l’Académie française en 1976. Elle remporte aussi le Prix de la fondation Prince-Pierre-de-Monaco 1976 pour l’ensemble de son œuvre. En 1982, elle obtient le Prix Fémina[1] pour son roman Les Fous de Bassan. La gloire est à son comble, mais elle ne s’arrête pas là, puisqu’elle reçoit plusieurs autres récompenses et distinctions honorifiques avant et après sa mort.

Par conséquent, Anne Hébert occupe une place primordiale dans l’univers littéraire québécois et canadien.

Elle] jouit en outre d’un rayonnement international, comme l’attestent la diffusion, la traduction et la lecture de son œuvre un peu partout dans le monde. Que ce soient des recensions dans les périodiques, des chapitres de livres ou des monographies, des mémoires ou des thèses, plusieurs écrits ont été consacrés à ses romans, à sa poésie, à son théâtre, à ses nouvelles, aux films adaptés de ses romans. Nous avons dépouillé plus de cinq mille documents. Riche de sens et prenant des formes multiples, cette œuvre jouit non seulement d’un prestige et d’un rayonnement considérables auprès du grand public, mais il fascine tout autant écrivains, chercheurs et étudiants. [2]

Boris Noah


[1] En remportant ce Prix Fémina, elle devient la deuxième Québécoise et la quatrième Canadienne francophone à obtenir un grand prix littéraire français. Après Gabrielle Roy (Prix Fémina 1947), Marie-Claire Blais (Prix Médicis 1966) et Antonine Maillet (Prix Goncourt 1979).

[2] Nathalie Watteyne, et al., Anne Hébert: chronologie et bibliographie des livres, parties de livres, articles et autres travaux consacrés à son œuvre, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, coll. « Espace littéraire», 2008, 315 p. https://www.usherbrooke.ca/centreanne-hebert/recherche/

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