Aminata Sow Fall est une pionnière de la littérature de langue française chez les femmes d’Afrique subsaharienne. Son livre, Le Revenant, paru en 1976 aux Nouvelles Éditions Africaines, fait d’elle, officiellement, la première écrivaine publiée du Sénégal. Ce sera le début de son riche parcours d’écrivaine qui prendra véritablement son envol en 1979, avec la parution de son deuxième roman intitulé La Grève des bàttu. C’est donc un truisme que le Sénégal est une terre de littérature, au regard de toutes les figures littéraires qui y sont originaires, et partant du fait que des écrivaines comme Mariama Bâ (Une si longue lettre — 1979) et Ken Bugul (Le Baobab fou — 1984) ont emboité le pas à Aminata Sow Fall en déblayant avec elle le chemin d’un discours féminin foisonnant, passionnant et parfois dissident, empreint de nombreuses revendications.
Une scolarisation loin du sceau de l’interdiction
Contrairement à certaines filles de son âge qui n’avaient pas accès à l’éducation, et à certaines de ses compatriotes — comme de Ken Bugul — qui ont dû se battre de toutes leurs forces pour aller à l’école, Aminata Sow Fall a connu une scolarisation normale, au même titre que les hommes. Loin de l’interdiction de la scolarisation de la jeune fille qui perdure en Afrique de l’Ouest notamment, elle grandit dans une famille aisée, où il était normal pour une jeune fille d’aller à l’école. Son père, qui décède lorsqu’elle n’a que huit ans, était trésorier général pour une banque française dans le Sénégal colonial. La mère de l’écrivaine, la première épouse des trois que comptait son père, construira autour d’elle une grande famille où règne la paix ainsi qu’une belle harmonie, et élèvera ses enfants dans le strict respect des valeurs morales.
Dans cette famille, ce qu’il y avait d’extraordinaire c’est que les filles n’étaient pas élevées dans la mentalité qui prévalait généralement : se préparer au rôle de future épouse et attendre un mari puissant et généreux. Par l’exemple, sans matraquage idéologique, nos parents nous ont fait comprendre le sens de nos responsabilités en tant qu’êtres humains à part entière. Nous les filles, nous ne devions pas nous contenter d’être les dernières de la classe en attendant le mariage. Nous devions réaliser les mêmes performances que les hommes à l’école, pour l’honneur et la dignité
Aminata Sow Fall
Née le 27 avril 1941, à Saint-Louis, au Sénégal, c’est donc dans sa ville natale qu’elle fera ses études primaires et secondaires. Le wolof est la langue parlée dans leur maison, mais Aminata Sow Fall commence à se familiariser avec les mots français puisque ses aînés communiquent parfois en langue française. Un an après avoir commencé l’école coranique, elle rejoint l’école française avec enthousiasme. Elle fera le prestigieux Lycée Faidherbe — devenu Lycée Cheikh Omar Foutiyou Tall — et terminera son cycle secondaire à Dakar, au Lycée Van Vollenhoven — l’actuel Lycée Lamine Guèye — où elle obtiendra son Baccalauréat en 1962.
L’environnement dans lequel grandit l’écrivaine sénégalaise est propice à son épanouissement et lui permet d’avoir la liberté de suivre ses passions. Elle nourrit ainsi longuement sa passion pour la lecture. Cette passion naît naturellement, partant du fait que son père a une bibliothèque assez fournie à la maison et ses aînés ramènent beaucoup de livres, pour sa plus grande joie. Après avoir réussi au concours pour les études d’interprétariat international qui l’obligent à quitter sa terre natale pour la France, elle décide de poursuivre parallèlement des études de Lettres modernes à la Sorbonne. Mais en se rendant compte de tout le travail que cela lui donnait, elle abandonne ses études d’interprétariat en 1963, pour se consacrer aux études de lettres. À la même période quasiment, elle fait la rencontre de Samba Sow, avec qui elle se marie.
Le retour au Sénégal et l’écriture
Dès son retour au Sénégal après ses études en France, Aminata Sow Fall devient enseignante. Elle exercera notamment comme enseignante au Lycée Abdoulaye Sadji de Rufisque, au Lycée Delafosse, au Lycée Blaise Diagne de Dakar et au Centre d’études des techniques d’information (CESTI). Après, elle deviendra membre de la Commission de réforme de l’enseignement du français (de 1974 à 1979). Cela lui permettra de participer à l’élaboration de nombreux manuels scolaires. Entre 1979 et 1988, elle occupe les fonctions de Directrice des Lettres et de la propriété intellectuelle, ensuite de Directrice du Centre d’études des civilisations, au ministère de la Culture. Plus tard, elle décide de créer en 1988, à Dakar, le Centre africain d’animation et d’échanges culturels (CAEC). En 1996, à Saint-Louis, elle met sur pied le Centre international d’études, de recherches et de réactivation sur la littérature, les arts, la culture (CIRLAC).
Comme il est de coutume chez les passionnés de lecture, Aminata Sow Fall commence à écrire. Durant ses premières années françaises, elle écrit quelques poèmes et pièces de théâtre qu’elle ne publiera jamais. L’auteure avoue n’avoir jamais pensé faire une carrière d’écrivaine. Mais quand elle rentre au Sénégal, elle est frappée par un constat : la société sénégalaise a changé pendant son absence, les gens sont de plus en plus méprisants, ils n’ont du respect que pour le matériel et les valeurs morales sont bafouées. Et durant son congé de maternité, elle décide d’écrire. Ainsi sourd son premier roman, au grand plaisir de son mari, l’un de ses premiers motivateurs — lui aussi enseignant et économiste.
Ce premier roman, Le Revenant, qui paraît en 1976, est donc une satire de cette société en proie à la cupidité et à la perte des valeurs morales qui la caractérisaient d’antan. C’est l’histoire de Bakar qui est abandonné par sa famille pendant qu’il croupit dans la pauvreté et se retrouve même en prison. Il feint un suicide, les uns et les autres apportent de manière ostentatoire de grosses contributions, ses « obsèques » sont grandioses. Pendant que ses parents comptent l’argent recueilli au cours des « obsèques », Bakar réapparait et tout le monde le prend pour un revenant. Le roman connait un succès remarquable. Mais c’est avec son deuxième roman, La Grève des bàttu — Les Déchets humains, que l’écrivaine connait une notoriété internationale. L’idée d’écrire cette œuvre naît de ce qu’un jour, l’auteure est choquée par les propos d’un politicien qui traite les mendiants de « déchets humains » et demande qu’on les déporte de Dakar pour promouvoir le tourisme. Le livre, qui raconte l’histoire d’une révolte des mendiants, est présélectionné pour le Prix Goncourt 1979. Il obtient le Grand Prix littéraire d’Afrique noire. Sans oublier ses nombreuses traductions et surtout son adaptation cinématographique en 2000 par le réalisateur malien Cheick Oumar Sissoko.
Son troisième livre, L’Appel des arènes (NEA, 1982) est également un succès, puisqu’il est présélectionné au Prix Goncourt la même année et il reçoit le Prix international pour les lettres africaines. C’est en 2006 qu’il sera adapté au cinéma par Cheikh N’Diaye. Ensuite viendront d’autres romans : Ex-père de la Nation (L’Harmattan, 1987) ; Le Jujubier du patriarche (Éditions Khoudia, 1993) ; Douceurs du bercail (Khoudia et Nouvelles éditions ivoiriennes, 1998) ; Festins de la détresse (L’Or des fous éditeur, Éditions Sankofa & Gurli, Éditions Éburnie etc., 2005) ; L’Empire du mensonge (Khoudia, 2017). Pour l’ensemble de son œuvre, on lui a décerné, en 2015, le Grand Prix de la Francophonie de l’Académie française.
L’Afrique, de bout en bout
J’ai toujours eu recours à des maisons d’édition africaines. Quand j’ai écrit mon premier roman, Le Revenant, les Nouvelles Éditions Africaines (NEA) venaient de s’installer à Dakar. Je leur ai apporté mon manuscrit, elles l’ont publié en 1976. Cela n’a pas été sans discussion : le directeur littéraire a commencé par dire que cela n’intéresserait pas les Français. Je lui ai répondu qu’il se trompait : j’avais lu — dans des traductions françaises — des œuvres allemandes, asiatiques. On pouvait donc faire de même avec les Français. Un Français qui lit une œuvre sénégalaise ou africaine peut y découvrir des choses qui susciteront davantage le rapprochement qu’une pâle reproduction ou projection des sentiments, de « l’âme française », comme ils disent. Mon livre a finalement été publié, il a eu un vrai succès d’estime. Dès lors, je n’avais plus besoin d’aller chercher ailleurs
Aminata Sow Fall
Aminata Sow Fall a donc publié tous ses livres en Afrique et certains d’entre eux ont été réédités par des maisons d’édition étrangères, à l’instar de Le Serpent à plumes, et ils ont été traduits en une dizaine de langues. Son succès littéraire, elle l’a ainsi construit depuis l’Afrique, ce qui est souvent l’inverse chez la plupart de grands écrivains africains dont les œuvres sont absents en Afrique parce qu’ils ne sont édités qu’en métropole, la France. D’ailleurs, elle a fondé en 1987, à Dakar, les Éditions Khoudia, afin de promouvoir la littérature sur le plan local et de donner une certaine visibilité aux écrivains africains. Cette maison d’édition a édité certains de ses livres. Tout cela démontre à suffisance l’étroitesse de sa relation avec la terre africaine.
Notre maison baignait dans une atmosphère merveilleuse. Mes parents étaient accueillants et du monde venait de partout ; je peux dire que c’était comme un carrefour culturel où venaient des gens de diverses origines et nationalités ; des villageois qui venaient travailler comme employés de maison, des griots et conteurs, des élèves qui fréquentaient le lycée Faidherbe et qui souvent trouvaient gîte et couvert à la maison parce qu’ils étaient des amis de mes frères aînés, ainsi que des membres de notre large famille. J’ai beaucoup appris auprès de certaines personnes qui passaient chez nous, notamment la vie au village, l’histoire et les contes traditionnels, des chansons et certaines coutumes qui se perdaient dans les villes. Tout cela me faisait rêver.
Aminata Sow Fall
Par conséquent, Aminata Sow Fall a su en profiter pour s’enrichir des us et coutumes de sa terre natale. Elle s’en sert à bon escient dans ses livres qui dévoilent cet attachement à son Sénégal natal à travers les thèmes abordés qu’il lui inspire. Ses œuvres sont une peinture des réalités sociales et culturelles sénégalaises, et une invitation au respect des valeurs et des traditions africaines. Partant de là, son écriture est fortement imprégnée de l’oralité à travers les contes, les mythes et les chants qu’on y retrouve en permanence. Le wolof, la langue locale sénégalaise, est proéminent dans ses textes ; les noms des personnages et des lieux sont facilement rattachables au Sénégal. Ainsi, au regard de son parcours, Aminata Sow Fall, au-delà d’être une pionnière, est une grande figure des lettres africaines. Il n’est donc pas dithyrambique qu’Alain Mabanckou la considère comme « la plus grande romancière africaine ».
Boris Noah