De Lubumbashi à Graz
« Je suis le fils de Mwanza Mujila et de Nanga Musadi, petit-fils de Juliane Oda Mwanza et de Mwamba Kabuya, né à Lubumbashi. Et enfin, écrivain. Ça me donne un ancrage dans l’espace culturel congolais. Et ça désamorce le racisme. Avant d’être Noir, je viens de quelque part, je sais qui je suis, j’ai mes ancêtres, c’est rassurant. »
Ainsi se présente fièrement Fiston Mwanza Mujila. En effet, celui que les proches appellent également « Nasser » est né en 1981, à Lubumbashi, en République Démocratique du Congo, au moment où ce pays, autrefois appelé Zaïre, est dirigé d’une main de fer par Mobutu. C’est dans cet environnement austère que va grandir l’écrivain congolais, jusqu’à l’âge de 16 ans, en 1997, année marquant la chute du dictateur.
Très jeune, Nasser commence à s’intéresser à la lecture, sans véritablement en cerner l’importance. À cet âge, la lecture est pour lui un simple moyen de distraction l’aidant à vaincre l’ennui après le retour de l’école. Et surtout, une occasion de combler un vide béant laissé par ses parents — tous deux commerçants — qui, très souvent absents à cause de leur gagne-pain contraignant, retrouvaient leur demeure à des heures tardives.
« J’ai beaucoup lu, très tôt. Mes parents travaillaient beaucoup et rentraient tard. À 15 heures, après l’école, je n’avais rien à faire, et pour les attendre je lisais. Longtemps, mon rapport à la littérature a été une fuite : je fuyais l’absence de mes parents. Parfois, je ne comprenais rien. Ce n’est que plus tard que j’ai commencé à aimer la littérature »
De ce fait, son pouls littéraire s’accentue progressivement ; avec la lecture des auteurs tels que Victor Hugo, Arthur Rimbaud, Paul Eluard, André Breton, Emile Zola, et surtout la découverte de Sony Labou Tansi qui lui « a ouvert les yeux et montré un autre chemin », dit-il.Il commence à se faire remarquer à l’école notamment, où il a de bonnes notes et se fait déjà appeler « poète ». Aussi, Fiston rêve de devenir saxophoniste. Mais à cette époque, il n’y avait ni Café-jazz, ni école de musique, encore moins un saxophone dans sa région. Ce qui l’emmène à se concentrer aux mots avec lesquels il crée volontiers des musicalités et qu’il manipule à sa guise pour créer des notes. Et la poésie commence à sourdre en lui !
Peu à peu, l’écriture se précise chez lui comme une vocation. Après son baccalauréat, il s’inscrit à l’Université de Lubumbashi où il s’en sort avec une licence en Lettres et Sciences humaines. Pendant ses années universitaires, il commence véritablement à écrire et ses premiers textes sont à trouver sur des toiles de quelques artistes plasticiens avec qui il collabore. Conjointement, il participe à de nombreux événements et activités littéraires, d’abord au Congo et plus tard à l’étranger. Dans sa ville natale, il participe aux activités littéraires telles que : Libre-écrire, et Fabrik Artistik notamment ; à Kinshasa, il prend part aux stages d’écriture au Tarmac des auteurs dans le cadre des Écritures kinoises, en collaboration avec le Tarmac de la Villette à Paris. Au Kenya, il participe au Festival international de Littérature Kwani. Il quitte sa terre natale en 2007 pour la Belgique, où il prend part à la Manifestation Yambi ; puis il s’en va en France pour la Cité internationale des Arts à Paris, les Nouvelles Zébrures à Limoges et les Francophonies en Limousin. Sans oublier qu’il a aussi bénéficié d’une Résidence d’écriture à la maison Heinrich Böll-Haus en Allemagne, et a reçu le prix du meilleur texte de théâtre à la Biennale de Mayence, entre autres.
En 2009 précisément, il participe aux VIes Jeux de la Francophonie au Liban, où il remporte la médaille d’or au concours de littérature, pour sa nouvelle La Nuit. Laquelle nouvelle lui a également permis de remporter le Prix de l’Agence Universitaire de la Francophonie et le Prix de la Conférence des ministres de l’Éducation de la Francophonie. Invité comme écrivain en résidence entre 2009 et 2010, il rejoint la ville autrichienne, Graz, où il vit actuellement. Il poursuit un doctorat en études romanes à l’Université de Graz, et y enseigne parallèlement la littérature africaine francophone et le cinéma.
Le déclic romanesque
Le déclic du succès littéraire de Fiston Mwanza Mujila s’actionne véritablement lorsqu’un jour, il décide d’emprunter un tram, précisément le tram 83, vers une destination presque inconnue. La Providence a voulu que le tram l’emmène vers une destination qui est aujourd’hui connue de tous : la gloire littéraire. Vous l’aurez donc compris, c’est avec la parution de son premier roman intitulé Tram 83 que Mwanza Mujila se fait véritablement connaitre du grand public.
Certes, il avait déjà publié des nouvelles : Funérailles d’Ignace d’Antrian (2002) ; Un Corps vide (2007). Et des recueils de poèmes tels que : Poèmes et rêvasseries (2008) ; Craquelures (2011) ; Le Fleuve dans le ventre (2013). Sans oublier certains textes encore inédits qu’il lisait lors des événements auxquels il était convié : les nouvelles intitulées La Nuit et Dehors ; les pièces de théâtre Et les moustiques sont des fruits à pépins… ainsi que Te voir dresser sur tes deux pattes ne fait que mettre de l’huile au feu…, pour ne citer que ceux-là. Aussi, il avait déjà glané certaines distinctions évoquées plus haut ; notamment la médaille d’or aux jeux de la Francophonie qui, selon lui, sont venus légitimer son travail d’écriture.Néanmoins, c’est ce roman qui a indéniablement permis à son nom d’avoir plus d’ancrage dans l’Espace littéraire.
En effet, le roman Tram 83 est publié en 2014, aux Éditions Métailié. « Premier roman éminemment poétique et nerveux, Tram 83 est une incroyable plongée dans la langue et l’énergie d’un pays réinventé, un raz-de-marée halluciné et drôle où dans chaque phrase cogne une féroce envie de vivre. » Aussitôt paru, ce premier roman de l’auteur congolais est bien accueilli par la critique et l’on ne cesse d’en parler durant la Rentrée littéraire française de cette année. Il sera en première sélection du Prix de la page 111 et du Prix Wepler en 2014. La même année, il est également Grand Prix de la Société des Gens de Lettres du premier roman, et il permet à l’auteur d’être couronné Prix de littérature de la ville de Graz. En 2015, le roman est finaliste du Prix du roman des Étudiants Télérama et du Prix Première ; et Grand Prix des Associations Littéraires, catégorie Belles-Lettres (Afrique). Il continue son chemin en remportant le Prix Etisalat de littérature en 2016, puis le Prix international de la littérature pour les œuvres littéraires contemporaines en 2017.
Cette ascension est venue se confirmer avec la parution de son deuxième roman, La Danse du vilain (Éditions Métailié, 2020). « Entre trafic de pierres précieuses et boîtes de nuit frénétiques, entre l’Angola en pleine guerre civile et un Zaïre au bord de l’explosion, une exploration de la débrouille. Toute la vitalité et le charme de Tram 83 reviennent en force avec la langue inimitable de Fiston Mwanza Mujila. » Avec ce roman, Mwanza Mujila a été dans la sélection du Prix Wepler — Fondation La Poste en 2020, dans la première sélection du Grand Prix du Roman Métis en 2021 et a gagné le Prix littéraire Les Afriques 2021. Ce dernier Prix — accompagné d’un chèque de 6 000 francs suisses et d’une œuvre d’art réalisée par l’artiste peintre et sculpteur Dr Momar Seck — lui sera officiellement remis le 25 juin 2022 à Genève, et son roman primé est déjà réédité par les Éditions Flore Zoa, pour une vaste campagne de promotion en Afrique notamment.
Il est à noter que Fiston Mwanza Mujila a d’autres publications comme le recueil de poèmes Soleil privé de mazout (2016) et a participé à des livres collectifs parmi lesquels, Kin Kiesse (Éditions Sépia, 2015), un livre écrit par le collectif Moziki littéraire qu’il compose avec ses amis Marie-Louise Bibish Mumbu et Papy Mbwiti. Il s’intéresse également à l’écriture des scénarios ; et même ses distinctions, il en a reçu d’autres en Autriche et en Allemagne par exemple, que nous n’avons pas mentionnées.
Le Congo dans le ventre
Fiston Mwanza Mujila, comme nombreux de ses paires, porte le fleuve Congo dans son ventre, où qu’il soit. Ce fameux fleuve, non moins tumultueux, de par ses chutes et ses virulents rapides, n’a cessé d’inspirer les écrivains originaires de ses deux rives. Et par extension, s’inspirer du fleuve Congo, c’est s’inspirer du Congo-Brazzaville, c’est s’inspirer du Congo-Kinshasa. À travers leurs productions, doit-on encore rappeler l’attachement à leurs terres d’origine, de Tchicaya U Tam’Si, In Koli Jean Bofane, Alain Mabanckou et Blaise Ndala entre autres ? L’œuvre de Mujila s’inspire donc elle aussi de ce fleuve :
« Ce cours d’eau m’a tellement inspiré que je me suis senti obligé de lui consacrer un recueil de poèmes [Le Fleuve dans le ventre]. Il y a une ambiguïté dans ce fleuve […] Pour certains, il symbolise la grandeur de l’Afrique et pourrait nourrir tout le continent. […] Lorsque des conflits éclatent, il se met à emporter des corps. »
Par conséquent, lorsqu’on vit avec le fleuve Congo dans le ventre, il est difficile de ne pas tout au moins faire allusion à ces conflits qui ont marqué l’histoire de cette partie de l’Afrique et aux problèmes qu’elle endure. L’essentiel de l’œuvre de Fiston Mwanza Mujila peint ainsi la vie sociopolitique et historique du Congo. Son dernier roman, par exemple, est une incursion dans le Zaïre de Mobutu qui l’a vu naître, question d’empêcher à certains de gommer cette partie de l’histoire de la République Démocratique du Congo, et d’inviter d’autres à se remettre en cause.
Dans ce sens, il se retrouve dans la situation des écrivains allemands d’après-guerre, ceux du Groupe 47 : « Je me sens dans la situation des écrivains allemands du Groupe 47 — Heinrich Böll, Ingeborg Bachmann, Günter Grass… — au lendemain de la guerre, face à l’héritage du nazisme. Je vois aussi des analogies avec la situation de l’Autriche qui n’a pas liquidé son passé, ce que des auteurs comme Thomas Bernhard, Elfriede Jelinek n’ont cessé de lui reprocher. Au Congo, les intellectuels sont méprisés, ils n’ont pas d’audience. Quand j’essaie d’interroger mes parents ou ceux de leur génération, il y a trop de non-dits, de silence. Moi, dans mes romans, j’ai choisi de me situer en bas, du côté des mineurs, des creuseurs, des enfants des rues. »
Dans son entreprise romanesque, Mwanza Mujila essaie à chaque fois de décrire un Congo qui charrie vicissitudes et meurtrissures. Il donne la parole aux classes sociales marginales qu’il a de près ou loin côtoyées pendant ses années congolaises afin qu’elles ne soient pas oubliées par la grande histoire. Ils sont mineurs, enfants de la rue, prostituées, diplômés sans emplois, écrivains paumés et autres, qui à cause parfois des guerres, des querelles politiques, de la corruption et de la paupérisation ambiantes, ne vivent que la nuit. Ils se retrouvent au Tram 83 ou encore au Mambo de la fête, où ils se livrent à toute sorte de penchant hédoniste pour oublier leur quotidien-fardeau.
Au regard de tout, Fiston Mwanza Mujila s’impose clairement comme l’une des voix sûres de la littérature congolaise, et partant de littérature africaine contemporaine et à venir. À 41 ans, l’auteur congolais a encore de beaux jours devant lui pour continuer à écrire son nom sur les pages glorieuses de la littérature d’Ici et d’Ailleurs.