La bigame de Felicia Mihali

La bigamie est la condition d’une personne ayant contracté un second mariage sans que le premier ait été dissous. Elle n’a donc rien à voir avec la polygamie. De ce fait, la bigamie n’est pas le propre d’un genre déterminé. Tout humain peut être bigame. Tel est le cas de la narratrice de ce roman qui quitte son conjoint Aron pour aller vivre avec Roman, sans pour autant avoir rompu avec son conjoint qui, par ailleurs, la considère toujours comme sa conjointe, et lui répète à chaque occasion qu’elle est toujours attendue à la maison. Vérité habitant la narratrice qui au fil des jours, vit avec son nouveau compagnon, mais se permet quelques escapades non sexuelles chez celui qui est censé être son ex. Elle s’autorise beaucoup, même la jalousie.

Outre le thème de la bigamie, Felicia Mihali pose le regard sur l’immigration, sur les relations entre les immigrants ou encore sur le rapport de l’immigrant à sa société d’accueil. La question de l’amour est présente dans tout le texte.

Partir et s’accommoder

L’immigration apparaît dans le roman comme une toile de fond. Partant de l’exigence atemporelle de l’exil, la narratrice se questionne sur l’immigration, sur ses racines, sur ce qu’on laisse et sur ce que l’on adopte pour s’adapter, du fait que l’on n’est pas forcément en amour avec l’idée d’immigrer, mais plutôt avec celle d’accommodement. Parce que les lieux des origines seront toujours l’idéal, les lieux d’arrivée, bien qu’idéalisés, aussi deviennent des lieux d’accommodements raisonnables. Aron incarne parfaitement cet idéal d’accommodement en tant qu’immigré ; même si cette accommodation ou cet accommodement demeurent, dans un certain sens, de la pure folie, la folie d’être soi, la révolte, la folie de la liberté où respirer et bien s’alimenter font partie des fondamentaux. Aron se contente de peu parce qu’il sait que Montréal lui garantit déjà la paix, la santé et la justice qu’il n’avait peut-être pas chez lui. Alors, il vivra d’amour et d’eau fraîche, de philosophie, de paroles, de légumes, de légèreté, mais il vivra.

S’accommoder même lorsque l’on sait que l’on n’est pas attendu quelque part

C’est facile de perdre ses repères lorsque le vendeur du dépanneur vous regarde comme si vous étiez un malfaiteur, alors que vous payez une pinte de lait avec un billet de cent dollars, tout ce qu’il vous reste de la petite fortune avec laquelle vous avez traversé l’océan

La narratrice se questionne sur l’importance de l’exil et sur la force du souvenir des origines. Si l’immigrant avait le pouvoir de choisir, il choisirait certainement de rester dans son pays d’origine, mais il arrive dans la vie, un moment où il faut sacrifier l’idée que l’on se fait du choix initial pour adopter un autre type de choix plus ouvert, parce qu’il faut partir. À contrario, lorsque l’idée que l’on se fait parfois du racisme met l’hôte en vue comme le raciste par excellence, la narratrice du roman rappelle ici que les migrants peuvent être aussi racistes ou plutôt qu’ils ont souvent une tendance au racisme : « Les minorités développent souvent un type d’agressivité qui stimule la haine de la majorité. Elles haïssent les autres minorités parce qu’elles sont toutes en compétition (…). Par extension, ce que les immigrants détestent le plus, ce sont les nouveaux arrivants ». Ici, la narratrice attribue aux immigrants un axe positif et un axe négatif (des gens qui peuvent se soutenir et se détester), mais elle soutient que « le secret de l’intégration est (…) de poser chaque matin des gestes anodins comme apprendre qui était Georges Vanier. » Elle remet en question l’idée reçue qui consiste à attribuer le racisme aux originaires. En effet, si le racisme est une question prégnante dans les sociétés d’accueil de migrants, les motifs qui conduisent des personnes à être racistes sont souvent difficiles à cerner. Cependant, ce qui est sûr, c’est que l’immigrant n’est pas un être exceptionnel, car comme tout humain il peut aussi être raciste ou pas du tout.

La bigame

Felicia Mihali situe la problématique de La bigame à l’aune de la nouvelle New Year’s d’Edith Wharton ». Enrichie par cette trame intertextuelle, elle met en avant une réflexion sur l’amour, la trahison et la fidélité. Elle la développe à partir de trois protagonistes : Aron, Roman et la narratrice, tous trois originaires de la Roumanie et évoluant dans la même communauté malgré la différence de leur statut social.

 Dès le premier jour, entre Roman et moi s’était déclenché un courant d’affection qui m’avertissait qu’avec lui, ce n’était pas comme avec les autres hommes, malgré mes efforts pour croire le contraire. Je n’étais pas préparée à ce genre d’aventure. Depuis le moment où je l’avais connu, mon mari était l’homme auquel je rêvais et auprès duquel j’avais vécu la plus belle période de ma vie. Je ne voulais pas garder Roman tout en gardant mon mariage, aussi dépourvu de confort qu’il fût. J’avais confiance en notre avenir, même si je ne disposais d’aucune preuve objective réelle. Ce qui m’inquiétait plutôt était l’avenir de ma relation avec Roman 

La narratrice exprime ici l’affection et le penchant qu’elle a envers Roman dès la première rencontre. Elle ne parle certes pas d’amour, mais les expressions mobilisées traduisent qu’il s’agit d’un sentiment fort (profond) qui la conduit à comparer avec ce qu’elle ressent pour Aron, car il n’y a rien de plus accidentel que l’amour. Personne ne programme de tomber en amour. Il y a de l’intensité, de l’admiration, l’imprévu et de l’instantanéité. Il est donc question d’une attirance réciproque à la base de la trahison et de l’infidélité envers Aron. C’est, pourrait-on dire, ce qui constitue aussi la force de l’œuvre fictive qui permet à la narratrice dès les premières pages, à partir de la nouvelle de Wharton, de dire que « la littérature est toujours là pour nous montrer le chemin à emprunter pour nous consoler de nos fourberies ».

Avec les thèmes de l’immigration, de la trahison, de la fidélité et de l’amour, Felicia Mihali met en avant la question de la précarité de la condition humaine ; de la fragilité dans le couple, une fragilité qui est présente tout le long du roman que ce soit avec Aron ou Roman. En effet, tout n’est pas toujours souriant dans ces couples nouveaux ou anciens. Pourtant, la narratrice choisit cette vie parce que finalement, comme dans L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera, la vie est dans la légèreté, dans la liberté et dans l’amour, dans la trahison, dans le doute et dans l’incompréhension. Et aussi parce que, vivre avec Roman et être en relation avec Aron l’arrange bien.

En somme, à l’opposé de Kundera qui fait de l’homme l’infidèle, le libertin, le maître en quelque sorte dans L’insoutenable légèreté de l’être , Felicia Mihali dans La bigame renverse la donne en plaçant en avant la femme qui dans sa condition ordinaire est la bigame, l’infidèle, la maîtresse, la libertine, celle qui dirige. C’est une des originalités de son roman à mon avis.

Je vous recommande la lecture de ce roman qui est très fluide, souple et procure du plaisir tout en faisant réfléchir.

Nathasha Pemba

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