Le sans-papiers de Lawrence Hill

Analyse littéraire

Nos rédacteurs chevronnés décortiquent, décomposent, passent les ouvrages littéraires francophones au peigne fin pour observer le sens, la structure et la portée d’une parution récente ou vous font redécouvrir un grand classique. 


Honneur à Lawrence Hill, Le sans-papiers, Montréal, Éditions pleine lune, 2016.

A

ccueillir ou ne pas accueillir? Telle est la question que se pose le gouvernement de Libertude, pays fictif situé quelque part dans le monde.

Dans ce questionnement, certains comme le premier ministre ont déjà fait leur choix. D’autres, comme le ministre de l’Immigration, hésitent encore parce que si le peuple a voté massivement sa famille politique, c’est à cause de la promesse de renvoyer chez eux tous les réfugiés zantorolandais, Zantoroland étant le pays voisin de Libertude. Mais au fond de sa conscience, le ministre sait que ce qu’il veut, c’est qu’on régularise la situation des réfugiés, parce qu’ils ont, eux aussi, droit à la vie. Pourtant il laisse primer l’idéologie de son parti sur l’humanité.

C’est donc sur ce fond de conflit interne qu’Ali Kéita immigre en Libertude.

Arrivé du Zantoroland, Ali Keita a fui la dictature, les violences, le nettoyage ethnique. Sa mère a été tuée. Son père, Journaliste mondialement reconnu et fervent défenseur des libertés, a été lui aussi torturé, humilié publiquement puis tué. Lui-même a été témoin de la mort de plusieurs personnes, dont celle du diacre de son église.

Dans ce pays où la dictature est devenue normale, chaque membre de la famille d’un récalcitrant doit se présenter devant le palais rose, charrette à la main pour récupérer le corps sans vie ou le corps presque sans vie de son proche. Tel a été le cas d’Ali Keita pour son père.

Arrivé d’abord à Boston avec un visa d’un mois, il choisit de s’établir à Libertude.

Au début, quand un réfugié arrive, il ne s’attend pas à dormir dans la rue. L’image d’un ailleurs est toujours utopique, idéal et idéel. Quitter un pays pauvre pour aller vers un pays riche nous fait croire que chez les riches, il y a plusieurs pièces vides. Que l’herbe y est toujours verte.

Illusion! La rue devient vite l’ami du sans-papiers. Ensuite, la police. Une police stressée et dépassée par l’insécurité et l’excès de travail finit par devenir violente et irrespectueuse. Elle harcèle à tel point que rien que le mot policier effraie Ali Keita. Il évite les attroupements. Ne fréquente pas les gens de sa condition. Il est toujours propre. Il veut montrer qu’il est un habitué des lieux. Il préfère courir. Et courir seul. Il essaie de trouver un lieu pour être à l’abri des regards. Mais là non plus, ce n’est pas évident, car il y a des gens qui ont des allergies à la vue des Noirs. S’il fuit les problèmes, les problèmes entrent dans sa vie sans crier gare.

Ce qui est paradoxal, c’est que, dans ces mondes où on arrive en tant que sans-papiers, ce n’est pas notre appartenance au registre de l’humanité indifférenciée qui nous trahit, mais c’est notre différence, puisque les Noirs, il en existe de manière abondante dans les parages. Des « Avec-papiers » et des « Sans-papiers ». Pour Ali Kéita, ce sera son génie. Il court comme un Oiseau. Il vole. Ce talent va attiser des jalousies.

Lors d’une course, alors qu’il court, son camarade coureur, un Blanc de Libertude, lui crie aux oreilles « Retourne dans ton pays ». Kéita ne lui répond pas. Il fait comme s’il était ignorant. Il refuse à ce moment-là de comprendre l’anglais. Il ne veut pas non plus la parler avec ce xénophobe raciste. Il court. Courir plus vite, plus fort, c’est éduquer le raciste. Il inflige à son adversaire la douleur du corps lourd et de l’esprit bas qui ne peut le concurrencer, car, pour lui, courir est naturel autant que manger. La vitesse va lui servir de moyen pour fracasser la psychologie de ce raciste.

Kéita va survivre grâce à la course, mais aussi grâce à la générosité d’une dame libertoise qui acceptera, à ses risques et périls de le loger chez elle. Comme quoi, ce n’est jamais ni la couleur de la peau, ni l’âge ni le sexe qui détermine la capacité à réagir ou à agir d’une personne. Ce sont les dispositions internes qui le meuvent. Il survivra ainsi grâce à cette amitié, mais aussi grâce à l’amour de Candace, une policière dont il tombera amoureux. Kéita est prêt à travailler dur pour s’en sortir. Il usera des moyens que la nature a mis à sa disposition, mais il restera aussi ouvert à toute initiative de travail.

Mon point de vue

Le livre roule à cent à l’heure. On y retrouve à la fois un destin et plusieurs destins, avec pour toile de fond les questions de stigmatisation et de discrimination raciale et ethnique. Mais aussi l’épineux problème des réfugiés qui partent chaque jour d’un lieu et arrivent chaque jour dans un nouveau lieu. Le suspense est quasi permanent, c’est pourquoi ce livre, à mon avis, malgré son volume impressionnant, peut se lire en une journée. Ainsi, avec Kéita, il y a d’autres visages comme celui du petit John. Métisse, mais considéré comme noir. Ce petit qui a opté pour la réussite coûte que coûte. Pourtant la manipulation politique montre que finalement il n’est qu’un symbole. Symbole de la réussite du Noir chez les Blancs. Intelligent et rationnel, il grimpe de prix en prix et parvient à obtenir une bourse d’études. Il y a aussi la journaliste Viola, Noire, Lesbienne et Handicapée qui tentent d’exister dans un monde plein de caricatures.

Le monde va de plus en plus mal. Plus on parle des droits de l’homme, plus on les viole. Dans le contexte de Kéita, il y a les Locaux qui ont du mal à le supporter, mais il y a aussi celui qui l’a aidé à arriver là. Le maître. Il se prend pour le maître qui est allé dénicher l’esclave du siècle. Et il compte bien en profiter. Cet épisode du roman me rappelle toutes ces filles à qui on promet le paradis en Occident et qui finissent esclaves sexuelles une fois arrivées au pays de leur rêve.

Dans ce livre, Lawrence Hill dénonce aussi la vénération pour l’indignité humaine dont font montre les politiques conservatrices des pays censés accueillir les réfugiés. Les pays dit des droits l’homme qui n’ont, dans leur attitude, rien à voir avec les droits de l’homme. Il dénonce leur démission. Démission face à l’afflux des migrants, alors qu’ils sont ceux qui, de l’extérieur, manipulent les politiques de leurs lieux de provenance. Encensent les dictatures et promettent de leur livrer les hommes politiques en exil. C’est le monde à l’envers. Ces discours hypocrites qui ne veulent rien dire tant ils sont insignifiants.

Le problème dans ce pays où s’est réfugié Ali Kéita, c’est que même la possibilité d’obtenir une carte de séjour est un risque, parce qu’à chaque fois que l’on se présente pour l’obtenir on est expulsé. Ainsi, on retrouve parmi les Noirs qui ont constitué un petit quartier appelé la petite Afrique, des gens qui n’ont jamais eu des papiers et qui espèrent mourir sans papiers. C’est la zone de la clandestinité où le gouvernement vient pour faire des descentes et prouver à son peuple qu’il travaille. C’est la zone de la fabrication du sentiment d’insécurité, un peu à l’image des banlieues parisiennes ou montréalaises où l’Étiquetage a le dernier mot. Droits de l’homme, droits fondamentaux des personnes, droit d’asile, respect de la vie, acceptation de la différence : voilà de vains mots en Libertude. Ce que nous enseigne ce livre c’est aussi que, dans le pays du rêve, Le sans-papier est Le sans-perspective. Quand tu n’as pas de papiers, tu ne peux même pas obtenir une carte de bibliothèque. En réalité, tu n’as droit à rien. Quand tu n’as pas de papiers, tu ne peux pas espérer obtenir une assurance. Tu ne peux même pas ouvrir un compte à la banque. Bref. Le sans-papier n’a droit à rien, pourtant à son sujet, on parle sans cesse des droits de l’homme. Dans ce contexte, comment parler de vivre-ensemble, d’égalité ou de fraternité?

Lawrence Hill est un écrivain canadien, auteur du best-seller Aminata et de plusieurs autres ouvrages.


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