Les Bleed de Dimitri Nasrallah : le pouvoir, la trahison et la mort

Les Bleed est un roman de Dimitri Nasrallah traduit — de l’anglais — en français par Daniel Grenier et publié aux Éditions La Peuplade en 2018. L’écrivain d’origine libanaise y raconte l’histoire d’une dynastie qui, se partageant le pouvoir de père en fils sous le voile d’une démocratie qui n’en est pas une, voit son hégémonie voler en éclats à la suite d’une conspiration savamment organisée.

C’est compliqué. Je suis le troisième de ma lignée familiale à devenir président. C’est une posture trop familière. J’accepte les conséquences, je ne suis pas quelqu’un de dépressif ou de stressé, mais est-ce que tu sais à quel point c’est dur d’être en compétition avec l’histoire entière de ton pays ? Mon grand-père, qui a été au pouvoir pendant dix-sept ans, a nommé la nation. Mon père l’a remplacé et a régné pendant vingt-neuf ans. Et aujourd’hui, c’est à moi de me débrouiller avec la mondialisation et tout le reste.

Après Franco Bleed (le grand-père) et Mustafa Bleed (le père), c’est au tour de Vadim Bleed de diriger le pays. Alors que son père est victime d’une crise cardiaque, et vu son âge avancé, il est celui qui doit de fait diriger la présidence. Ce, pour préserver les intérêts des Bleed, les privilèges de l’entourage et les profits des Américains qui exploitent le sous-sol du pays depuis des décennies. Vadim Bleed accepte cette proposition malgré lui, mais à 32 ans lorsqu’il prend la tête du « pays des Bleed », il n’est pas prêt à abandonner le train de vie luxueux qu’il a toujours mené. Il n’est pas prêt à être l’homme responsable et rigide que son père souhaite tant voir ; de se défaire de ses vieilles habitudes libertines : sorties nocturnes où le vin et la drogue sont consommés sans relâche, des voyages répétés en jet privé hors du pays, etc. Il n’est surtout pas prêt, également, à vivre sous la coupole de son géniteur qui, épris de pouvoir, voudrait continuer à diriger le pays selon ses propres convictions, par l’entremise de son fils.

Mustafa Bleed ne vit que pour le pouvoir. Il ne compte rien lâcher malgré ses quatre-vingt-deux ans. Pour lui, Mahbad c’est « le pays des Bleed ». D’ailleurs, plusieurs lieux publics portent ce nom, en l’occurrence l’aéroport international Bleed. Cette nation a été bâtie par son père, son idole qu’il vénère comme un dieu, dommage que Vadim ne fasse pas autant pour lui. Il est donc impensable qu’une autre personne, en dehors des Bleed, soit à la tête de Mahbad. Malgré les revendications de la population qui se plaint du chômage alarmant, de l’inflation des produits de première nécessité ainsi que de la pauvreté, Bleed le père n’entend pas s’éloigner du pouvoir. La solution est simple : il faut éliminer tous ceux qui se révoltent et mettre de côté son fils, qui brille par une indolence irritante, à son profit.

 Alors envoyez un message clair. Écrasez cette révolte absurde et qu’on mette nos plans en marche. Cessez de tergiverser. Trouvez un moyen d’arrêter Bolchoï, enfermez cette docteure qui parle trop pour son propre bien, exécutez-les sur la place publique et annoncez mon retour à la présidence pour assurer l’intérim. Le pouvoir par la force, Constantin. La force est l’unique solution pour briser leur élan.

Les relations ne sont pas moins conflictuelles entre Vadim Bleed et son père. La presse en parle. Il ne porte pas son père dans son cœur à cause de tous les sévices qu’il a fait subir à son peuple, pendant les vingt-neuf ans qu’il a passés au pouvoir. Aussi, il est trop présent dans la gestion des affaires courantes du pays depuis le début du mandat de son fils. Ayant pris conscience que l’élection en cours pour son deuxième mandat est en train de lui échapper, et même des intentions de son père de fomenter un stratagème pour revenir au pouvoir malgré son âge avancé, Vadim Bleed ne voit aucun mal à l’enlèvement dont est victime son père, le tout-puissant, qui sera ensuite assassiné.

Il faut dire que Vadim Bleed lutte contre de vieux démons. Il est tourmenté depuis l’enfance et essaie de trouver l’équilibre dans la drogue et l’alcool. Le président sortant de Mahbad est issu d’une union arrangée, presque imposée, par les géniteurs de son père et de sa mère, laquelle union s’effondrera aussi rapidement qu’elle s’était construite. L’union n’était pas à la hauteur d’aucune des attentes respectives des deux, affirme son père. Enfant unique de ce couple qui se sépare pendant qu’il était nourrisson, il ne connaîtra ni la tendresse maternelle ni l’affection paternelle. L’absence de sa mère lui sera fortement préjudiciable, en dépit du luxe grandiloquent dans lequel son père n’a cessé de le plonger – en lui offrant des « jouets » : jet privé et voitures luxueuses à l’adolescence. Elle aura de lourdes répercussions sur sa vie, de son enfance jusqu’à son âge adulte. Cela s’explique par les frasques à répétition qui ont émaillé son parcours, lesquelles ont toujours été camouflées grâce à son statut de fils du président Bleed.

À partir de l’âge de quatre ans, l’année où mon père a été assassiné, Vadim a été envoyé dans les meilleurs internats du monde : Arabie saoudite, Suisse, Norvège, Japon. Il s’est fait expulser de chacun d’eux. Les directeurs se plaignaient de son indifférence, de son insolence, de sa propension à rêvasser et de son mépris des conséquences .

De ce fait, Vadim n’a pas le profil d’un Chef d’État, encore moins la poigne qui caractérisait son grand-père et ensuite son père. Pourtant accepté au début par le peuple, grâce notamment à sa casquette de champion de Formule 1 et de ses allures d’homme intelligent, Vadim se montre de plus en plus désinvolte et désintéressé par la gestion du pays, un héritage pourtant précieux. Le vase se remplit lorsque, après l’élection pour son second mandat, il s’absente une fois de plus alors que l’opposition arrive en tête des votes et il faut monter un stratagème pour qu’il s’en sorte vainqueur. C’est ainsi que le complot ficelé par l’homme de main de son père, devenu également le sien, par ailleurs Général de l’armée et chef de la sécurité intérieure. Lequel complot aboutira à la chute du régime Bleed qui durait depuis un demi-siècle déjà. Après son père, Vadim Bleed est également assassiné par le chef de la sécurité intérieure, Benini, qui s’impose comme président intérimaire jusqu’à l’organisation des prochaines élections.

Maintenant que nous entrons dans une ère de changement, note Benini, il est impossible de savoir quelle forme il prendra. Nous devons consulter le peuple. La négligence a assez duré. 

Le roman Bleed est une excellente peinture de l’ingérence politique qui fait débat dans les relations internationales et du jeu d’intérêts entre les nations. Dimitri Nasrallah met en fiction les manipulations et les complots qui se tissent dans les pays aux sous-sols riches, généralement affaiblis par des guerres. Des guerres de positionnement et de profits attisées par des forces extérieures qui sont parfois à l’origine des choix de certains dirigeants au détriment des autres. Au pays Mahbad, les Américains et les Britanniques d’une part, et les Chinois et les Russes d’autre part, se disputent l’Uranium qui gît dans le sous-sol. Ce qui justifie leur présence dans le pays des Bleed, et leurs soutiens divergents aux candidats à l’élection présidentielle qui débouchera à la chute des Bleed. C’est ainsi que Vadim Bleed est approché par les Russes et les Chinois pour des accords d’exploitation du sous-sol, afin d’évincer et de diminuer le pouvoir des Américains qui, présents dans le pays depuis des années, vont finalement s’allier à l’opposition pour préserver leurs intérêts.

Enfin, ce roman de Dimitri Nasrallah nous fait dire que le pouvoir ne saurait être éternel. La chute des Bleed est la preuve que le pouvoir a toujours une fin. Une fin parfois lamentable et tragique. La gouvernance par la force donne une impression de puissance pendant une période, mais cette puissance se fragilise et s’estompe au gré du temps et des revendications populaires. Le peuple paie certes le tribut du sang, mais il finit par imposer sa volonté et faire valoir sa souveraineté. La chute des Bleed, dans ce pays imaginaire, Mahbad, rappelle celle de nombreux dictateurs du monde contemporain qui ont marché sur leurs peuples pendant des décennies avant de voir finalement leur gloire leur échapper et de mourir dans des conditions pitoyables. Avec ce roman, l’auteur a donc su construire un imaginaire qui dévoile la griserie du pouvoir de l’Homme et dont la pertinence s’élève au regard de l’actualité internationale, dominée par des tensions politiques et hégémoniques qui font nid aussi bien en Europe qu’en Afrique – l’expansion de la guerre russo-ukrainienne, la légitimation des coups d’État dans la partie ouest-africaine, la constellation de nouvelles alliances-coopérations.

Boris Noah

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