L’inédit de Marie Cardinal

Analyse littéraire

Nos rédacteurs chevronnés décortiquent, décomposent, passent les ouvrages littéraires francophones au peigne fin pour observer le sens, la structure et la portée d’une parution récente ou vous font redécouvrir un grand classique. 

Honneur à Marie Cardinal, L’inédit, Montréal, Éditions Annika Parance, 2012.

Publier des textes inédits de Marie Cardinal est une entreprise louable.

En effet, si elle est considérée comme l’une des plus grandes écrivaines de la littérature francophone, Marie Cardinal est aussi une défenseure des causes sociales. Féministe, elle considère qu’il n’est pas possible de parler de féminisme sans faire allusion aux autres questions d’inégalités sociales. La plupart de ses œuvres demeurent d’ailleurs d’actualité.

Marie Cardinal est née en 1928 à Alger. En 1960, elle déménage à Montréal avec son époux. Elle tombe amoureuse de cette ville comme elle l’est d’Alger ou de Paris, mais ce sont des amours différentes, car chaque ville porte en elle quelque chose de précieux qu’elle ne tend pas à mélanger.

Ouvrage de 257 pages, L’inédit est une substance tirée des carnets intimes de Marie Cardinal. Un travail réalisé par ses filles Alice et Bénédicte Ronfard et par l’éditrice Annika Parance.

L’inédit, c’est avant tout l’histoire d’une vie, d’un parcours et d’un désir. C’est le récit d’une rencontre avec soi-même et avec le monde. C’est l’histoire de Marie Cardinal, dans ses multiples vies : jeune femme, journaliste, épouse, mère, professeure et écrivaine. Une vie qui se distingue de prime abord de toute autre vie, parce que chaque vie est unique.

Le socle féminin

Le féminisme c’est la trace des femmes. Une trace spécifique qui peut se lire dans l’histoire de l’humanité. Encore faut-il avoir le désir de la lire. Encore faut-il avoir le courage de penser que cette trace est importante. Les femmes posent des gestes, font souvent des actions qui n’ont pas de panache, on ne les remarque pas. Ce sont pourtant toujours des actions généreuses. Il faudra bien qu’on les remarque un jour si l’humanité veut parvenir à une véritable démocratie.

Ces extraits qu’on lit avec un grand intérêt saisissent le lecteur de manière profonde et évidente, parce qu’ils dressent non seulement le portrait, mais aussi l’idéal, voire le rêve d’une femme engagée, quelquefois contestataire, mais raisonnable, une femme pour qui le féminisme est avant tout un humanisme. Marie Cardinal distingue le féminisme des féministes, car, écrit-elle, “il y a des femmes qui se disent féministes et qui n’ont pas la moindre idée de ce qu’est le féminisme. Effectivement, pour elle, un véritable féminisme prend toujours en compte des questions d’injustice sociale. C’est cela qui fait de lui un humanisme. L’auteure s’inscrit sous le signe d’un féminisme émancipateur qui prend en compte le sort de l’opprimée et de l’opprimé, de la marginalisée et du marginalisé. Elle accorde une place essentielle à la femme en la vénérant comme mère. Cet engagement fait d’elle une écrivaine du possible.

Le patriarcat et le monde de l’édition en France

L’œuvre de Marie Cardinal ne saurait être lue en dehors de ce contexte. C’est peut-être pour cela qu’elle ose critiquer ce monde de l’édition qu’elle connaît très bien pour y avoir travaillé d’abord dans l’ombre en écrivant des livres pour des auteurs masculins. Elle souligne les limites de ce cercle en apparence puissant, mais en réalité restreint, hermétique, trop sélectif et trop masculin à son goût. Nulle naïveté, nulle perfection ou idéalisme dans ses textes, mais un engagement personnel. Ce qui est assez fascinant dans L’inédit, et au-delà des questions d’ordre strictement littéraires, c’est que Marie Cardinal ne craint pas d’exposer ses craintes, ses doutes, ses peurs, ses limites.

Un jour, j’ai écrit, c’est sorti de moi comme un cri, comme du sang, comme du pus. C’était en moi, ça sortait, ça me faisait du bien, c’était normal.

Si L’inédit constitue la matière de l’imaginaire de Marie Cardinal, nous ne devons pas oublier qu’il renvoie aux conditions de vie, aux questions sociales, et aux questions relatives au monde littéraire français. 

Ceux qui génèrent le milieu des lettres, souvent malgré eux, sont des gens brillants, intelligents, des étoiles. Ce sont leurs groupies qui lancent les usages qui font qu’on est ou qu’on n’est pas un auteur intéressant. Généralement, ils ne sont pas des créateurs et pour ne pas crever de ne pas l’être, ils se nourrissent et s’approprient le genre des vedettes essaiment. Il y a eu plein de guêpes attachées à Sartre, à Foucault, à Lévi-Strauss, à Barthes.

On peut y lire l’état d’esprit ou bien la sourde révolte de Marie Cardinal, comme on le voit d’ailleurs chez Duras qu’elle cite dans ses écrits. Duras a écrit un article où elle s’est attaquée à la “prétention virile, aux certitudes imbéciles qui sont propres à certains hommes”.


On peut aussi voir dans cet ouvrage, sans doute l’état d’esprit d’une femme dans une société patriarcale qui a du mal à accorder une place à la femme, et c’est cela qui est ici merveilleusement décrit. L’inédit est aussi la représentation de la psyché féminine lorsqu’elle est dominée par une donne sociale fondée sur le patriarcat. L’on songe à l’idée de féminisme comme humanisme, réfléchie, où va se loger la lutte pour la justice sociale et pour le respect des droits humains. L’on songe aussi, à quelques femmes de l’époque : Beauvoir, Yourcenar, Duras et à toutes les femmes présentes dans le livre et dans l’histoire, ce qui donne à L’inédit, comme aux autres œuvres de Marie Cardinal, leur insolite densité.


L’inédit est un joyau, car l’auteure pose des questions fondamentales. Elle nous guide à la fois dans un registre littéraire, social, politique, culturel et spirituel, où l’acte de parler, de se confier ou d’écrire laisse place à une méditation profonde sur le sens de la vie :

En m’approchant du bout du compte, je trouve la vie belle et difficile. Les deux, les deux dans leur extrémité. Extrêmement belle et extrêmement difficile. Je suis contente de l’avoir vécue, mais je n’aimerais pas la recommencer.

Nathasha Pemba

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