Multiculturalisme. Différence et démocratie de Charles Taylor

Multiculturalisme. Différence et démocratie est un livre de 144 pages écrit par Charles Taylor, un philosophe canadien, né au Québec de père anglophone et de mère francophone. Il est professeur émérite de philosophie et de science politique à l’université McGill (Québec). Ses axes de réflexion tournent entre autres autour de : modernité, morale, multiculturalisme, politique, politique de la reconnaissance, ethnocentrisme. Il a été influencé par les philosophes comme Aristote, Hegel, Merleau-Ponty, Max Weber, Heidegger, Ricœur, etc.

Quand on pense à Charles Taylor, on ne peut s’empêcher de penser à la commission Bouchard-Taylor (8 février 2007) ou Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles au Québec. La commission visait un mieux vivre-ensemble entre les citoyens et l’harmonisation dans les relations interculturelles afin de garantir et de maintenir la cohésion sociale. Au-delà des inquiétudes identitaires exprimées par les uns et les autres, la commission mettait à jour les notions de reconnaissance identitaire, de différence culturelle, de multiculturalisme dont la réflexion avait déjà été amorcée en 1992 dans Multiculturalisme. Différence et démocratie.

 Le présent livre est divisé en deux parties.

Société plurielle, diversité culturelle, différence culturelle, multiculturalisme : point de départ du questionnement sur la politique de la reconnaissance

La question directrice du livre est la suivante : « comment reconnaître les identités distinctes des membres d’une société pluraliste ? » (p.14).

L’homme est un Dasein (Heidegger, Être et Temps), un être-là, un être dans le monde (in der welt sein), un étant qui existe par sa différence. La différence ici s’entend comme ce qui caractérise chacun de nous, nous définit et fait de nous une réalité distincte des autres étants. La différence peut être biologique, physiologique ou anatomique, mais aussi culturelle (éducation, religion, croyances, représentations du monde et de l’autre, coutume, mœurs, pratiques, usages…). À la grande variété des milieux culturels, correspond la diversité des cultures. Le Dasein est également un Mitsein (l’être-avec le monde). En tant qu’être social, le Dasein n’existe pas seul. Le monde dans lequel il vit est un monde commun, un monde qu’il partage avec d’autres Dasein, d’autres étants qui sont caractérisés par leur différence culturelle. C’est en contact avec autrui que le Dasein s’efforce de s’affirmer : « nous avons besoin de relations pour nous accomplir, pas pour nous définir » (p.51). La différence établit ainsi une relation d’altérité entre les étants.

Cependant, cette rencontre entre les étants n’est pas toujours facile, car c’est aussi une rencontre de l’identité culturelle spécifique des citoyens. Et dans cette rencontre, chacun veut être reconnu publiquement en tant qu’hommes ou femmes, Américains d’origine africaine, asiatique ou indienne; chrétiens, juifs ou musulmans, Canadiens anglais ou français et pas seulement par « (…) leur participation commune et générale aux libertés civiles et politique, aux impôts, aux soins de santé et à l’éducation » (p.14). On passe ainsi de la sphère privée à celle publique de l’identité culturelle c’est-à-dire la reconnaissance et le respect de notre identité, de notre culture particulière dans des institutions publiques (services gouvernementaux, les écoles, les collèges, les universités, etc.). C’est là où le problème se corse et alimente les débats et les passions, car ces institutions publiques ont un caractère impersonnel et se fondent sur le principe de la neutralité.

Selon Taylor, la reconnaissance est un besoin humain vital. Le droit de reconnaissance implique qu’on accorde à toutes les cultures le crédit qu’elles ont quelque chose à apporter à tous les êtres humains. Une société démocratique est basée sur le principe d’égalité en traitant tous ses citoyens comme des êtres libres et égaux. Dans cette optique, la question qu’il convient de se poser est : une société démocratique doit-elle privilégier une culture qui la fonde ou s’accommoder de toutes ? L’auteur note que : « la défense démocratique libérale de la diversité s’appuie sur une perspective universaliste plutôt que particulariste » (p.22) c’est-à-dire sur des intérêts ou biens fondamentaux. Parmi ces intérêts fondamentaux, il y a le fait que certains peuples ont ce besoin vital d’avoir un contexte culturel qui leur est propre pour pouvoir s’épanouir.   Aussi, « reconnaître et traiter les membres de certains groupes comme égaux semble désormais exiger des institutions publiques la reconnaissance plutôt que l’ignorance des particularités culturelles… » (p.16). L’auteur ajoute : « qu’elles ne peuvent pas refuser simplement de répondre à la demande de reconnaissance pour les citoyens » (p.19).

L’inquiétude que voit Rockefeller est un revirement de situation où la reconnaissance publique de notre identité particulière surpasserait la reconnaissance de notre identité plus universelle, plus humaine. Pour lui, « l’identité ethnique n’est pas le fondement de la reconnaissance de l’égalité de valeur ni de la notion voisine de l’égalité des droits » (p.116). Autrement dit, l’identité universelle d’êtres humains est plus fondamentale et l’identité ethnique est secondaire. Aussi, « élever l’identité ethnique, qui est secondaire, à la hauteur ou au-dessus de l’identité universelle d’une personne, c’est affaiblir les fondements du libéralisme et ouvrir la porte à l’intolérance » (p.117).

L’identité humaine se crée dans un rapport dialogique

Pour Taylor, « ma propre identité dépend vitalement de mes relations dialogiques avec les autres » (p.52). L’homme éprouve fondamentalement le besoin de communiquer avec ses semblables pour devenir homme. Antoine de Saint-Exupéry (1948) soulignait déjà dans Citadelle : « si tu diffères de moi, loin de me léser, tu m’enrichis » (p.177). Autrui m’appelle à l’ouverture, à briser l’isolement et à me découvrir. La modernité doit se faire à l’idée que pour progresser, il faut que les hommes malgré leur différence collaborent nécessairement. Ainsi, l’humanité évitera un particularisme aveugle, qui tendrait à réserver le privilège de l’humanité à une race ou à une culture; mais aussi ne jamais oublier qu’aucune fraction de l’humanité ne dispose de formules applicables à l’ensemble. De plus, une humanité confondue dans un genre unique serait une humanité ossifiée. Susan Wolf note qu’en tant que communauté multiculturelle, nous sommes appelés « (…) à reconnaître et à respecter les membres de cette communauté dans toute leur diversité » (p. 111). Dans cette optique, tout passe par le dialogue, le dialogue entre les cultures. Il faut s’ouvrir à l’autre en respectant ses opinions, en reconnaissant sa valeur et sa dignité d’être humain. Et c’est le rôle des universités, car « si les universités ne s’attachent pas à pousser la réflexion individuelle et collective sur les valeurs humaines jusqu’à ses limites, qui s’en chargera ? »  (p. 10). Les universités sont appelées à rentrer dans le temps du multiculturalisme, à devenir internationales, à reconnaître qui nous sommes en tant que communauté en mettant en place une véritable politique de l’éducation multiculturelle. La reconnaissance passe aussi par une prise en considération dans le cursus universitaire de l’histoire, de l’art, des traditions particulières des individus venant d’ailleurs.

Conclusion

À la question de savoir « comment reconnaître les identités distinctes des membres d’une société pluraliste ? », on se rend compte que Charles Taylor ne propose aucune recette, aucun plan de match. À la limite, on a parfois le sentiment qu’il ne répond pas à la question posée, mais plutôt à celle de savoir : si une société démocratique doit-elle reconnaître les différences culturelles de ses citoyens ? À cette question, l’auteur répond par l’affirmatif. Mais deux questions essentielles demeurent :1/ jusqu’où une société démocratique doit-elle aller pour reconnaître les identités distinctes de ses citoyens ? 2/ quelle part le citoyen est-il prêt à sacrifier pour le vivre ensemble, pour le maintien de la cohésion sociale ? La question a tout son sens d’être, car la cohésion sociale n’incombe pas uniquement à l’État. C’est l’affaire de tous. Charles Taylor ouvre la porte à une réflexion qui doit amener les êtres humains à s’assoir autour d’une table pour dialoguer et collaborer.

Nadège BIKIE

Références 

Charles Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie, Paris, Flammarion, 2009, 144p.

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