Notre Royaume n’est pas de ce monde – Jennifer Richard

Le Noir parfait, celui qui rassurait les Blancs et qui offrait un modèle pour les Noirs du Sud, s’observait dans son habitat naturel à l’Institut technique et agricole de Tuskegee. Il s’agissait du Noir dur à la peine, travailleur, patient, et désintéressé de toute affaire politique. Plus qu’un bon Noir, il était un citoyen parfait.

Exhumer l’histoire de Ota Benga est en soi une œuvre originale que vient de réaliser Jennifer Richard. Si elle est considérée parmi les écrivaines les plus marquantes et les plus prolifiques des dix dernières années, c’est aussi parce qu’elle met en avant l’histoire de l’Afrique en axant essentiellement ses écrits sur les exactions, la colonisation, l’esclavage, le partage de l’Afrique et la question postcoloniale. Notre Royaume n’est pas de ce monde est la continuité de Le Diable parle dans toutes les langues. En effet, Jennifer Richard y reprend les thèmes de l’impérialisme occidental envers les pays d’Afrique.

L’histoire se déroule quelque part dans le monde. Plusieurs personnalités ont reçu une invitation pour participer à une réunion. Les invités sont des personnes qui sont mortes en lien avec la lutte contre l’impérialisme.

Les convives sont Thomas Sankara, Pierre Savorgnan de Brazza, Paolo Pasolini, Malcolm X, Jean Jaurès, Émile Zola, Che Guevara, Martin Luther King, Blanche Delacroix, Roger Casement, Laurent Désiré Kabila, Saddam Hussein, Rosa Luxemburg, Ben Laden, Kadhafi, etc.

Ils ont été invités par Ota Benga, un pygmée né vers 1831, originaire de la tribu des Mbuti au Congo. Les recherches sur la toile nous renseignent qu’Ota BENGA est connu pour avoir été exposé dans la cage à singes, durant presque de deux ans, au début du XXe siècle, dans des manifestations, culturelles et scientifiques à travers le monde, comme modèle de véritable captif, dans le Zoo du Bronx notamment. Il est libéré le 28 septembre 1906 par le maire de New York George B. McClellan Jr.

L’histoire d’Ota Benga est à la mesure de l’histoire de l’impérialisme occidental : tragique. Injuste. Inhumaine. Exposé comme un animal dans les zoos pour le bien-être de la population blanche; libéré, mais obligé d’apprendre à vivre dans une société occidentale.

Peu connu des milieux politiques d’Europe et d’Afrique, Ota Benga entreprend, à travers cette invitation, de parler de son histoire à ses hôtes. Une histoire qui est la sienne certes, mais qui est aussi celle de tous les invités, de tous les continents et du monde. Et ce dont il veut les entretenir se situe principalement entre 1896 et 2016.

Le récit d’Ota Benga déroule l’histoire de l’Afrique dans sa relation avec l’Occident : commerce transatlantique; la naissance de la Congo Reform Association, les mains et les pieds coupés des Africains.

Notre royaume n’est pas de ce monde c’est aussi l’actualité d’un monde hyperconnecté incarné par Jean Jaurès qui consulte Wikipédia lorsqu’un nom prononcé lui parait étranger.

Ce roman ne peut être lu sans réveiller certains souvenirs en nous, mais aussi sans susciter une prise de conscience de ce qui s’est réellement passé, de ce qui se passe encore, et de ce qui pourrait encore se passer si l’on continue de maintenir l’histoire enterrée. L’histoire mondiale avec ses horreurs est au cœur de l’écriture de Jennifer Richard. C’est un texte engagé et engageant. Ce qui est assez prenant dans ce roman, et au-delà des questions d’ordre plus exclusivement littéraire ou stylistique, c’est que Jennifer Richard, tout en écrivant dans le plus grand souci de la vérité, se retrouve inlassablement à l’orée d’un autre monde : ce qui est décrit, ce qui constitue la matière de son imaginaire renvoient aux conditions de vie d’une Afrique brimée, sous-estimée, assujettie. Il est donc question de revoir les relations nord-sud, et c’est tout le sens ici de ce rappel historique. Dès lors, il est non seulement un roman historique, mais aussi un roman politique.

Messieurs, je finirai par un proverbe de mon ancien pays, là où les hommes civilisés régnaient avant l’arrivée des Européens : Quel que soit l’intensité du piment, le poisson braisé aura toujours les yeux ouverts.

Un personnage qui retient l’attention : Blanche Delacroix, concubine de Léopold, Roi de la Belgique.

Femme ayant un caractère particulier et omniprésente dans le roman. Elle est intimement liée à l’histoire du fait de sa relation avec le Roi et aussi parce qu’elle est en partie la cause du malheur des Congolais.

Chaque mot, chaque visage retrouve sous la plume de Jennifer une sorte d’historicité comme exigence du futur. Une histoire tragique narrée avec des notes d’humour subtiles.

 Je vous recommande la lecture de ce roman riche qui nous fait découvrir l’Afrique et une partie de son histoire.

Nathasha Pemba

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous aimeriez lire également:

Enlève la nuit — Monique Proulx

Lire un livre déjà couronné de plusieurs prix, et donc de multiples critiques, peut sembler risqué. On peut se demander ce qu’il reste à dire. Cependant, adopter cette perspective revient à questionner notre propre jugement esthétique. Entrons donc dans ce texte sans préjugés ni suppositions.

Read More

Bar italia 90 de Mattia Scarpulla

Cette réinvention du personnage multi-identitaire dans le contexte contemporain du roman de Mattia Scarpulla, Bar Italia 90, apporte une touche d’intrigue et de subversion à l’histoire. Imaginer en quelque sorte une Virginia Woolf du XXIe siècle se tournant vers une relation amoureuse avec une femme rencontrée au Bar Italia, un lieu qui est à la

Read More

L’Aurore martyrise l’enfant – de David Ménard

La sensibilité a toujours un prix Dans ce roman paru en 2023, David Ménard nous transporte dans un récit singulier où il donne la voix à Marie-Anne Houde, célèbre pour son rôle de « femme méchante », incarnant à la fois la marâtre et la belle-mère dans l’imaginaire québécois. À travers une lettre poignante adressée à Télésphore

Read More

Voir Montauk de Sophie Dora Swan

Dans la quête de sens à travers les tourments de la maladie maternelle, une femme trouve dans la promesse d’un voyage vers Montauk une allégorie de la recherche du calme intérieur. L’écriture devient le phare éclairant la voie, où les trajets physiques se mêlent aux voyages de l’esprit, offrant ainsi un refuge de sérénité où la complexité de la relation mère-fille s’efface devant la simplicité de l’être.

Read More

« Si j’écris, c’est pour échapper réellement à une certaine solitude et pour essayer d’attirer le regard de l’autre. […] Je cherche simplement à sortir de ma solitude et mes livres sont des mains tendues vers ceux, quels qu’ils soient, qui sont susceptibles de devenir des amis »

Articles les plus consultés
Publicité

un Cabinet de conseil juridique et fiscal basé à Ouagadougou au Burkina Faso

Devis gratuit