Annie Ernaux a reçu le Prix Nobel de littérature 2022. Selon l’Académie suédoise, cette récompense célèbre « le courage et l’acuité clinique avec lesquels elle dévoile les racines profondes, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ». L’écrivaine française devient la dix-septième femme à recevoir cette prestigieuse récompense, depuis sa création en 1901, et permet à la littérature française de briller à nouveau sur le toit du Nobel, après le sacre de Patrick Modiano en 2014. C’est le couronnement d’une riche carrière littéraire, mais aussi une responsabilité de plus dont elle est consciente de la grandeur : « je considère que c’est un très grand honneur qu’on me fait et en même temps, une grande responsabilité ».
Vaincre la honte sociale
Annie Ernaux naît le 1er septembre 1940 à Lillebonne, en France. Jusqu’à ses 18 ans, celle qui s’appelle à l’état civil, Annie Thérèse Blanche Duchesne va passer sa vie à Yvetot, en Haute-Normandie. Les conditions de vie modestes de ses parents – d’abord ouvriers et ensuite commerçants dans un misérable café-épicerie qu’ils ont pu se construire -, ne l’empêchent pas de suivre un parcours scolaire et académique brillant.
À l’école privée catholique où elle étudie, ses camarades de conditions plus aisées lui rappellent de temps à autre le déséquilibre social qui marque leur environnement. Consciente de sa situation sociale peu reluisante, Annie Ernaux va se dévouer à ses études et son abnégation portera sitôt les fruits de la réussite.
C’est entre 1958 et 1960 qu’elle se sépare pour la première fois de ses parents, pour aller travailler dans une colonie de vacances, et ensuite pour un séjour à Finchley, à Londres, où elle devient fille au pair. Durant cette période loin du giron familial, Annie Duchesne apprend beaucoup non seulement en tant que femme, mais aussi en tant qu’une personne soucieuse de se faire une place dans une société où certaines faveurs ne sont pas à la portée de tous. La preuve, c’est à la même époque qu’elle écrit son premier manuscrit, qui n’a jamais été publié.
Les années qui suivent lui sont plus colorées, pourrait-on dire. Après avoir intégré l’Université de Rouen pour des études de Lettres, Annie Duchesne se marie avec Phillipe Ernaux, elle réussit au CAPES et commence à enseigner dans le secondaire. Plus tard, Annie Ernaux devient professeure certifiée puis agrégée de Lettres modernes au début des années 1970. Elle enseigne tour à tour au lycée de Bonneville, au collège d’Evire à Annecy-le-Vieux, à l’Université de Cergy-Pontoise, et intègre le Centre national d’enseignement à distance (CNED).
Une vingtaine de livres pour l’égalité, la liberté et la justice
Annie Ernaux publie son premier livre en 1974, aux éditions Gallimard. Dans ce roman, Les Armoires vides, elle expose une séquence imputable à sa vie, un avortement clandestin subi en 1964. Elle y met aux prises, avec force et courage, une certaine intimité féminine, et célèbre la figure maternelle, sa mère. Mais bien au-delà, le roman fait allusion à son enfance, à son adolescence et au conflit des classes sociales.
L’égalité, la liberté de ton et la lutte pour la justice qui se dégagent de ce premier roman formeront essentiellement les fondrières de son écriture qui s’avèrera prolifique par la suite. C’est dans la même veine et avec la même force qu’elle publiera chez Gallimard : Ce qu’ils disent ou rien en 1977, La Femme gelée en 1981 et surtout, La Place en 1983. Ce dernier roman, La Place – qui retrace la vie de son père décédé quelques années plus tôt – est probablement son livre le plus acclamé par la critique. Il lui permettra notamment de remporter le Prix Renaudot en 1984.
Après s’ensuivront plusieurs autres avec un relatif succès : La Femme (1987), Passion simple (1992), La Honte (1997), La Vie intérieure (2000) et Se perdre (2001) entre autres. Il faudrait attendre 2008, avec la publication de son roman Les Années (Gallimard), pour que Annie Ernaux soit à nouveau autant célébrée. Elle reçoit la même année, le Prix de langue française pour l’ensemble de son œuvre. Et, ce livre obtient le Prix Marguerite-Duras, le Prix François-Mauriac, sans oublier sa sélection au Prix France Culture-Télérama et au Prix des Lecteurs du Télégramme en 2009. Également, sa traduction anglaise a été sélectionnée pour le Man Booker International.
Passée cette euphorie, Annie Ernaux ne se s’est pas arrêtée de publier. Nous pouvons noter quelques-unes de ses publications récentes comme : L’Autre fille (2011), Regarde les lumières mon amour (2014), Mémoire de filles (2016) et Le Jeune homme (2022). Et au passage, elle reçoit le Prix Marguérite-Youcenar en 2017.
« L’autobiographie impersonnelle »
Dire le monde comme elle l’a vécu, comme elle le sent, comme elle le voit et s’ériger en parangon des opprimés noue le fil d’Ariane de la production littéraire d’Annie Ernaux, ainsi que de son engagement social. Porter haut sa voix singulière à travers son expérience personnelle, l’expérience de toutes les femmes qui méritent d’exprimer leur liberté, et partant, être la voix des minorités sort largement Annie Ernaux de la simple catégorisation d’une autobiographie personnelle.
« Je me considère très peu comme un être singulier mais comme une somme d’expériences, de déterminations aussi, sociales, historiques, sexuelles, de langages et continuellement en dialogue avec le monde (passé et présent) », affirme-t-elle dans « L’écriture comme un couteau ». Son autobiographie, elle la pense et la construit plus collective, parce que, comme l’a précisé l’académicien Anders Olsson, son œuvre « explore constamment l’expérience d’une vie marquée par de grandes disparités en matière de genre, de langue et de classe ».
« Son style clinique, dénué de tout lyrisme, fait l’objet de nombreuses thèses. Par ce biais, elle convoque l’universel dans le récit singulier de son existence. Abandonnant très rapidement le roman, elle renouvelle le récit de filiation et invente l’“autobiographie impersonnelle”, poursuit-il.“L’autobiographie impersonnelle” est par conséquent l’expression qui caractérise mieux son œuvre et son engagement social. Son “je” dit l’expérience commune.
Ces choix, de plus en plus assumés et courageux, lui ont valu tant de critiques. D’aucuns la traitant de “misérabiliste”, et d’autres fustigeant ses prises de position à l’endroit de certains mouvements sociaux, comme son soutien au mouvement des Gilets jaunes en France : “les Gilets jaunes, c’est nous”, disait-elle. Pour toute cette audace, l’écrivaine française de 82 ans a été choisie pour succéder au Tanzanien Abdulrazak Gurnah. Un beau sacre pour elle, lorsqu’on sait que des noms comme Michel Houellebecq, Anne Carson, Salman Rushdie ou Maryse Condé étaient également présentés comme favoris.
Boris Noah