Toucher la terre ferme : Julia Kerninon

J’avais toujours pensé que je deviendrais quelqu’un d’autre à l’instant précis où il sortirait de moi. J’avais cru que la lumière s’éteindrait et se rallumerait d’un coup, comme dans les soirées surprises d’anniversaire. Je me voyais mourir et revenir à la vie, débarrassée de moi-même, réinventée, lavée, ardoise magique, pharaon. J’avais pensé que ce serait irrésistible. J’avais peur de me noyer dans ses yeux et de n’en jamais revenir, emportée par le courant comme ça avait failli m’arriver, un jour, au large de Long Island. J’avais peur que mon enfant soit un poids de plomb au bout du filin de mon zeppelin, mais je croyais aussi que cette autre personne que je deviendrais serait naturellement douée pour tout ce qui s’annoncerait, et que ce serait elle qui s’occuperait de tout ça.

Le féminisme peut se dire à partir de plusieurs images. L’une d’entre elles est assez courante : elle consiste à représenter la maternité comme un réel féminin, à la considérer comme le lot de certaines femmes, à la considérer comme le fait de la féminité. Avec cette idée, on ne peut pas oublier celles pour qui « la maternité n’est pas du tout leur lot », à l’instar de Simone de Beauvoir, auteure de la phrase « La maternité n’était pas mon lot ». Il n’est pas bien sûr question ici de se positionner pour ou contre les féministes, mais il est question de la femme dans son rapport avec la maternité, l’amour et la liberté. À la mesure de ses thématiques et de ses qualités narratives, Toucher la terre ferme est donc un roman, un mini roman superbement réussi, comme le sont d’ailleurs tous les romans de Julia Kerninon. Des romans qui accordent une place essentielle à la femme. Je garde encore le doux souvenir de Liv Maria, un roman dont Toucher la terre ferme pourrait tenir lieu de chapitre.

L’une des principales qualités de Toucher la terre ferme est sa fragilité… Le roman est fragile, l’histoire est fragile et l’auteure met en avant des êtres fragiles pour souligner le caractère fragile de tout ce qui existe; fragile mais presque éternel. C’est un trait universel. Dès les premières pages, elle écrit :

« J’étais à bout de forces et je ne le savais pas. À trente-deux ans, j’avais un enfant d’un an et demi. J’essayais d’être une mère, je ne savais pas par où commencer, la maternité était un cercle de feu dans lequel je ne parvenais pas à me tenir. J’avais fait semblant. J’avais prétendu que tout allait bien, mais je sentais la tempête se lever. Il m’avait fallu tout ce temps pour me mettre à pleurer, et maintenant je n’arrivais plus à m’arrêter ».

Par conséquent, cette fragilité qui est propre à ce roman tient de la narration qui est avant tout personnelle, intime et autobiographique. L’auteure parle à la première personne du singulier et devient le personnage central de son roman, un personnage qui décide de parler de sa vie entre le passé, le futur et le présent. Un désir de liberté au cœur de plusieurs divergences : mère, écrivaine, femme au foyer, femme libre.

La rencontre d’une intelligence qui met en avant le réalisme de la maternité permet de comprendre que la maternité est une réalité qui implique de composer avec les multiples facettes de notre personnalité ou de notre existence. On peut s’aimer, aimer sa famille et son emploi : « Tous les jours, j’aime mes enfants, je travaille, et j’essaie d’être un meilleur écrivain. Ma vie n’est ni derrière ni devant moi, je suis une femme adulte, et il est temps d’écrire une prose dense et sérieuse comme du lierre. »

La plume intelligente, poétique et réaliste de Julia Kerninon, la fragile et humaine intimité qui est mise à nue permet de maintenir habilement le lecteur dans le livre. Le récit est court, mais il est puissant. Le lecteur est d’ailleurs impliqué dans le récit. La manière de dire, d’écrire et l’honnêteté de ce vécu mettent en avant l’élégance du roman. Pour le dire en d’autres termes, la teneur de Toucher la terre ferme se situe entre les lignes du roman et dans le récit lui-même. L’auteure se dote d’une imagination forte où par exemple pour un bébé maman peut être le père ou la mère, mais c’est essentiellement la personne qui lui veut du bien et qui prend soin de lui. Le roman est magnifique et émouvant, de la féminité à la maternité, et à la responsabilité.

Entrer dans Toucher la Terre ferme, c’est emprunter le chemin de la liberté, car la liberté est le lieu de l’espoir et du rêve humain avec tout ce qu’elle peut avoir de fragilité. Et la fragilité n’a jamais empêché d’être libre. Comme plusieurs femmes, la narratrice éprouvera dans sa chair l’imperturbable cohérence de la maternité, socle de la vie. Et dans le paradoxe de la vie, elle se maintiendra dans la voie la plus sûre : celle de notre désir inexcusable d’amour et de liberté.

Nathasha Pemba

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