Carmen Fifonsi Aboki de Carmen Toudonou

Analyse littéraire

Nos rédacteurs chevronnés décortiquent, décomposent, passent les ouvrages littéraires francophones au peigne fin pour observer le sens, la structure et la portée d’une parution récente ou vous font redécouvrir un grand classique. 


Honneur à Carmen Toudonou, Carmen Fifonsi Aboki (CFA), Cotonou, Vénus d’ébène, 2018.

R

ésolument humanistes. Ou bien : Socialement évidentes. Les douze nouvelles qui composent ce recueil se savourent, et la réalité féminine est peut-être la grande figure, la grande orientation qui puisse rendre compte de l’effet savoureux de cette lecture. La majorité des douze nouvelles a pour personnage principal la femme. Mais le plus important c’est le titre aussi qui en lui-même est remarquable : Carmen Fifonsi Aboki (CFA), un nom qui porte des initiales monétaires, un nom qui à lui seul dit presque tout ou sinon tout. Le nom donne de la teneur, au personnage, au titre, à la thématique centrale, au recueil. Consistance et sculpture. Et dans ce recueil il sera souvent question de la sculpture de la femme, une sculpture qui signe à la fois son apparence et son appartenance, mais parfois aussi son arrêt de mort. 

Les rencontres se suivent, s’enchaînent et se renouvellent d’un texte à l’autre, liées entre elles par une métamorphique Femme, personnage omniprésent dans le recueil, victime, héroïne, reine, femme violentée. Le rôle de la femme prend plusieurs orientations, de La grande bleue à Carmen Fifonsi Aboki (CFA) en passant par Bintou. Plusieurs personnages ne portent pas de noms, mais ce sont des personnages féminins, voire masculins. Et là, n’est pas le seul lieu de ce recueil. Une victime, une femme qui a eu jadis du succès et qui parce que son patron a voulu un jour abuser d’elle alors qu’il était atteint de Sida, n’attend plus que la mort, sa mort. Elle n’attend plus que la mort parce qu’elle a été mise dehors par sa patronne, parce qu’elle ne connaît personne dans cette ville où elle n’est venue que pour travailler, parce qu’elle ne peut pas bénéficier du traitement, car pas encore très malade. En effet, il faut être très malade, malade à un stade avancé pour bénéficier d’un traitement. Être très malade jusqu’à ce que l’on soit emporté. Cette nouvelle révèle une société où le violeur a toujours raison, une société où la loi du plus fort est toujours la meilleure, une société où être femme se limite aux seins, aux fesses, à la cuisine, à la serpillière, etc. C’est tout. Être femme pour eux, ce n’est que cela, un être dont on peut abuser. 

Le thème principal qui se prend de tous les côtés est étonnant, et la façon dont Carmen Toudonou les aborde l’est plus encore. Elle prouve une fois de plus qu’avoir une idée, une histoire dans la tête est une bonne chose, mais qu’avoir un style, un regard, une envie, ressentir une nécessité de dire est un meilleur choix. Vouloir dire parce que ce qui se voit, ce qui dérange et ce qui détruit doivent être dits. En cela, Carmen Toudonou est une diseuse (oratrice).

Le bien-être ressenti à la lecture de ces douze nouvelles tient tout autant au thème choisi qu’à la langue. Une langue précise, fluide, vaincue et passionnée. Un style pur et une écriture nette. Il y a du Richard Bausch dans ce style-là, du Alice Munro peut-être aussi, mais beaucoup plus du Carmen Toudonou : « Il me sembla bien apercevoir, encore garée dans la rue d’Odessa, la fameuse voiture rouge qu’évoque Modiano dans son roman. Mais il me sembla encore plus précisément qu’on me suivait». Pour cette nouvelle qui est un hommage à la littérature et au Nobel de littérature 2014, je dirai que Carmen Toudonou a réussi le pari de la nouvelle avec tout ce qu’elle a d’exigeant : la chute, le suspens, l’art du bref. 

Néanmoins, la maestria stylistique et l’imaginaire hors pair ne peuvent pas suffire à produire une belle nouvelle. Et l’auteure béninoise a gagné ce pari. Les douze nouvelles, comme on peut le constater, sont le fruit d’une réflexion profonde sur la manière de conduire un récit, sur la mesure, sur le nombre des personnages, sur l’action, la description. et sur la subjectivité (du point de vue de soi-même) à celer. La mort de Joncquet est dédiée à Joseph Ogounchi. et l’auteur sait pourquoi. Une nouvelle pertinente, militante qui revendique le droit à la parole, le droit à la vie. La nouvelle d’une femme au contact d’une maladie appelée maladie des 4 lettres, une maladie marginalisée alors qu’elle tue moins que le paludisme et la drépanocytose ou bien aujourd’hui la Covid-19. Cette nouvelle qui est très réaliste et particulièrement ancrée tant elle détaille la situation dans laquelle la jeune femme attend sa mort où ses proches désormais ne sont devenues que des mouches; cette nouvelle rappelle la condition humaine. Le récit juste, presque vrai, est sans cesse contrepesé par l’absurde, l’humour (reine des mouches) et la colère. Ce personnage sans nom, âgé de dix-neuf ans, est heureux de mourir pour fuir ce monde de l’insignifiance, de l’intolérance et de l’insoutenable « Quand le médecin vint, il n’eut pas grand-chose à faire. Elle avait déjà retrouvé la paix, son âme était déjà repartie là-bas, sur les hauteurs vertigineuses de ses collines natales ». La jeune dame accepte la mort comme possibilité de trouver la paix. Pour ma part, cette nouvelle est l’une des plus essentielles de ce recueil. 

La thématique de la mort apparaît à nouveau dans la nouvelle Seule, dédiée à elle, à toutes elles. La solitude et le désir d’enfant sont mentionnés en concomitance. Solitude et manque d’enfants sources d’angoisse et donc de la mort. L’écrivaine interroge la solitude féminine et revient, implicitement sur la possibilité de l’acceptation de soi, de la possibilité de vivre et de bien vivre même quand on n’a pas d’enfants. Elle effleure l’idée de la mort. Cette mort qui revient souvent dans le recueil. Cette mort, est-elle symbolique? 

La substance de ce recueil se situe dans la capacité de l’auteure à demeurer ferme dans la description des faits. S’il est un recueil sur le féminin, les parts humaine et sociétale y sont très représentées parce que le féminin se joue dans la société et a besoin de l’humain pour être, ainsi qu’on le constate dans la première nouvelle intitulée : La grande Bleue. Les personnages presque réels et proches de la réalité ainsi que l’étonnement qui en découle, donnent au recueil une intonation distincte.

On a lu des recueils sur la thématique de la femme, on a lu des recueils sur la thématique de la vie en société. Et ici, on dira qu’on a lu chez Carmen Toudonou un recueil qui allie bien masculinités, féminités, humanités, vie, mort et au-delà.


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