Mais en avançant dans la vie, on se fait toucher, en avançant dans la vie, on se fait regarder, en avançant dans la vie, on reçoit des commentaires d’un mononcle sur nos seins ou on se fait donner un condom par l’ami de notre frère — qui va ensuite le nier — pour notre anniversaire, en avançant dans la vie, on se fait traiter de salope dans les transports en commun, en avançant dans la vie, on se fait suivre à minuit, en avançant dans la vie, on se fait dire qu’on est belle, t’es belle, t’es belle en crisse — ça devient compliqué.
La thématique de l’exil peut être classée au cœur de tout un courant littéraire, car elle se situe entre l’ici et l’ailleurs en mettant en avant l’expérience de l’exil qui évoque des souvenirs. C’est ce qui est au cœur de ce premier roman évocateur de Téa Mutonji, l’exil relationnel.
D’une écriture assez originale, Ta gueule t’es belle met en avant la question de l’exil certes, mais on y retrouve aussi les catégories de liberté, d’amitié et d’amour. L’auteure décrit sans complaisance la misère, parfois, du cœur de l’homme, le vide, la fragilité de l’existence, l’imagination féconde de l’être humain. Bref, il est question d’une jeune fille au look particulier qui va à la découverte de sa féminité et des autres.
La féminité est un monde qu’elle découvre entre surprises et habitudes. Elle décide de s’y mettre et découvre que parfois l’ennemie de la femme c’est la femme, car involontairement ou volontairement la femme est souvent celle qui détruit le plus les relations entre femmes. C’est par exemple le cas de Jolie qui conduit Loli sur le chemin de la prostitution.
Le soir venu, Jolie et moi, vêtues de chandails bedaines assortis, on s’est assises face à face dans le parc. Trois garçons accompagnaient Dylan, et on leur a exigé cinq dollars chacun. La soirée a passé vite. Personne n’a demandé de rappel. Personne n’a applaudi ni poussé d’exclamation ni grogné comme on s’y était attendues. Tout le monde a poursuivi sa petite odyssée personnelle, et l’intimité s’éprouvait dans nos regards fixes. Jolie me regardant, moi regardant Jolie, eux nous regardant.
Évocation d’une diversité de relations, perforé par l’humain, enrichie par la différence, l’immigration, l’exil, le déclassement, les privations, mais un univers qui n’exclut pas le bonheur, la douceur ou le plaisir, Ta gueule t’es belle, à sa manière, incisive et lyrique, témoigne à la fois du souci de prendre soin des relations qu’elles soient familiales, amicales ou amoureuses.
Il est aussi question ici d’entretenir la mémoire d’une époque apparemment accomplie, mais qui continue à résonner dans le cœur de ceux qui sont partis vers une autre vie. Quel que soit le temps passé dans un pays d’immigration, on n’oublie jamais qui l’on est ni d’où l’on vient. L’immigration, comme les rencontres, est toujours difficile parce qu’au-delà des difficultés économiques qui peuvent se trouver en amont, il s’agit avant tout d’un déracinement intérieur et extérieur. L’auteur parle donc des choix que l’on peut faire, comme habiller une fille en garçon pour favoriser son passage aux frontières, diminuer son âge ou encore la difficulté de vivre dans un quartier pauvre, la difficulté d’arriver à intégrer dans son esprit que le corps féminin est potentiellement un moyen de survie. Survivre par le corps.
Entre questions relationnelles, immigration et exil, ce roman parle surtout du parcours d’une jeune fille que l’on pourrait retrouver dans toutes les sociétés. Une fille qui aime la vie et qui se laisse aller, qui se permet tout et arrive toujours, après chaque relation à réfléchir sur ce qu’est la vie.
Karl Dupont