Cave 72 est le premier roman de Fann Attiki. Ce roman, publié aux Éditions JC Lattès lors de la dernière rentrée littéraire française, a permis à l’écrivain congolais de gagner la deuxième édition du Prix Voix d’Afriques en 2021. Ce titre, aussi curieux soit-il est le nom d’une buvette située au quartier PK à Brazzaville, laquelle est tenue par Mâ Vouala. Communément appelée Maman Nationale, cette ancienne marchande de beignets sait distiller la joie, et voit son entreprise comme un îlot d’espoir et de victoire :
[…] Elle avait racheté une cave, l’avait rebaptisée du nom de Cave 72. Ce nombre était pour elle un symbole de victoire : en 1972, année bonheur, le pays avait ramené la Coupe d’Afrique des Nations du Cameroun. Passer de marchande de beignets à tenancière de bar était pour elle une victoire sur l’impossible. (p. 21)
En effet, c’est dans ce bar que Verdass, Ferdinand et Didi se retrouvent chaque jour pour profiter des douceurs de la vie. Au-delà de boire les bières, de fumer et de courtiser les femmes, ils y mènent des débats d’intellectuels, commentent l’actualité de leur pays et parlent des livres qu’ils affectionnent tant. Cette routine va malheureusement s’ébranler lorsque ces trois jeunes d’une intelligence débordante seront impliqués dans une cabale tissée contre un ancien ministre, qui n’est autre que le frère aîné de leur grand ami rencontré à Cave 72. Cet ancien ministre, grand séducteur, a entrainé dans son lit les femmes de certains anciens collègues et même de ses employés. Dans un élan de vengeance, des preuves falsifiées sont créées pour démontrer aux yeux du Guide Providentiel (le Chef d’État) que l’ex-ministre est une menace pour la sécurité du pays. Considérés comme ses complices et malgré le soulèvement du peuple, ces jeunes seront condamnés par le Guide Providentiel. Lequel Guide, victime ignorée d’adultère également, n’entend pas être démasqué étant donné qu’il est le véritable instigateur de ce complot.
« En plaisantant, on peut tout dire, même la vérité. » Cette phrase de Sigmund Freud, reprise par Fann Attiki en début de son texte, résume bien l’état d’esprit qui y prévaut.L’un des plus grands mérites de l’auteur dans ce fait littéraire, c’est sa capacité à faire cohabiter légèreté et gravité, rire et tristesse, avec une maturité quasiment inattendue et surprenante pour un primo-romancier. Dans un style poétique et plein d’humour qui rappelle sa passion pour le slam et le théâtre, l’auteur lève un pan de voile sur le quotidien du peuple congolais. Il caricature l’environnement sociopolitique du Congo, où les églises révélées aux convictions parfois douteuses ont pignon sur rue, où les lieux de réjouissances sont très prisés par certains — des jeunes notamment — pour oublier leur douloureux quotidien. Et enfin, où les stigmates de l’injustice et de la violence restent très vifs dans les mémoires des Congolais, qui peinent notamment à se défaire des souvenirs de la guerre civile de 1997 ayant causé des dégâts énormes dans le pays.
En lisant Fann Attiki, on ne saurait ne pas faire allusion à Mabanckou et Mujila, à travers notamment la similitude de leurs styles d’écriture, de leur regard politique et de la description faite autour de l’espace central qu’est le bar. Cave 72 nous fait penser au « Jip’s » – bien qu’il soit plutôt en France et non à Brazzaville comme les autres — et à « Le crédit a voyagé » : bars respectifs des romans Black Bazar et Verre cassé d’Alain Mabanckou. On pense également à « Tram 83 » de Fiston Mwanza Mujila dans son roman du même nom. Cave 72, à la suite des autres, est en fait une allégorie de la liberté. Une liberté confisquée par une gent gouvernante, égoïste et égotiste, mais retrouvée dans cet espace convivial où l’on renoue avec la joie et la paix.
Par conséquent, comme une tradition qui se répète chez les auteurs originaires des deux rives du fleuve Congo précisément, le bar symbolise la liberté. Il devient un espace qui sort du simple carcan de réjouissance pour s’ériger en un lieu d’expression, de partage, de solidarité et de rencontre. C’est le lieu où le « Moi » essaie d’oublier ses déboires et ses déconvenues, en rencontrant des personnes qui souffrent autant que lui, et celles promptes à l’aider parce qu’elles reconnaissent sa valeur intrinsèque. Enfin, c’est le lieu par excellence des « désirs refoulés », où l’on assouvit ses passions, dévoile ses capacités intellectuelles et les met au service des autres. Pour cela, ce « sacro-saint espace », gage du maintien de l’équilibre et de la paix sociale, devrait se tenir loin de toute « profanation » pour éviter des manifestations susceptibles d’embraser le pays tout entier. D’où le soulèvement du peuple après la fermeture de Cave 72 et l’arrestation de ses principaux acteurs.
Pour sortir, Cave 72 est une belle succession d’événements qui se tiennent et se soutiennent du début jusqu’à la fin, avec des rebondissements et du suspense en continu. Il se présente comme une spirale narrative où le vice dicte sa loi, loin des valeurs enclines à la mansuétude ainsi qu’au respect de la vie humaine. De bout en bout, le roman dévoile la fresque d’une société essentiellement individualiste dirigée par un tyran vers qui tout converge. Consciemment ou non, tout est fait au profit du Guide Providentiel qui, à l’image du Christ chez les chrétiens, « bâtit » son pays à sa guise en sept jours [durée de l’histoire du texte]. Ce, sans repos, puisque c’est une mission divine que personne d’autre ne saurait/pourrait accomplir comme lui, le messie. De ce fait, il a le pouvoir de vie et de mort sur ses sujets et les trois jeunes brillants de Cave 72 paient malheureusement le prix de leur perspicacité qui devient un danger pour son image :
Je suis peut-être un tyran, mais je suis soumis à des règles quand je veux accomplir une vengeance personnelle. Mes crimes doivent être parfaits quitte à manipuler ou à déclencher des guerres pour cela. On ne doit jamais remonter jusqu’à moi. D’ailleurs c’est pourquoi j’ai décidé d’exécuter les jeunes tout de suite après les avoir interrogés. Leur perspicacité les rendait dangereux. Avec un peu de temps, ils auraient établi une théorie qui m’aurait inclus dans le complot. C’est la véritable raison qui m’empêche de leur rendre leur liberté. Dans tous les cas, mon image dépend de leur mort. [p. 250]
Boris Noah