À la rencontre de Carlos Taveira

Les communautés humaines sont le produit de migrations, forcées ou volontaires. Et il y a aussi les migrations individuelles, celles qui ont influencé mes romans. Je me suis penché sur quelques-uns d'entre eux, et une sorte de camaraderie s'est installée entre nous. (Carlos Taveira)

« Le facteur commun de mes romans : attirer l’attention sur les oubliés. »

Bonjour, Monsieur Carlos Taveira, pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Comme mes parents, je suis né dans l’ex-colonie portugaise de l’Angola, qui a trouvé son indépendance en novembre 1975. Mes grands-parents portugais furent les premiers à s’établir, assez jeunes, dans la colonie. Avec l’indépendance, le pays a hérité d’une guerre, suite au conflit entre l’Est et l’Ouest, ce qui a provoqué le grand exode des descendants des Portugais. Je suis resté en Angola pendant les 10 ans qui suivirent l’indépendance, j’ai été naturellement considéré comme citoyen du nouveau pays, je m’y suis marié. La guerre ne faisant qu’empirer, j’ai quitté le pays en 1985 pour m’installer à Montréal. Je suis père de trois filles, grand-père de trois petits-enfants, divorcé, et mon gagne-pain est l’informatique.

L’histoire des ancêtres européens de la Nouvelle-France ainsi que celle de l’esclavage semble avoir marqué votre travail d’écrivain. De quelle façon ? Est-ce le besoin d’établir ou de rétablir une vérité ? Ou bien simplement le besoin d’enseigner ?

Je me considère le produit d’un empire, en l’occurrence de l’empire portugais. Il fut assez important et contribua à redessiner la carte du monde, souvent de la mauvaise façon. Le Portugal a aussi participé à la traite négrière à grande échelle, surtout vers le Brésil. Je ne peux pas rester indifférent à l’histoire qui a influencé et façonné le pays où je suis né. C’est tout à fait normal que les esclaves fassent irruption dans mes romans, tels que les gens des Premières Nations. Dans le premier livre que j’ai écrit, édité à Lisbonne, il était question d’un homme noir, libre, portant un nom portugais, qui, au 17e siècle, est arrivé au Canada, engagé comme interprète  : Mateus da Costa. Puisque ce qu’on connaît de l’homme tient en quelques lignes, le roman n’épouse que les contours flous de sa vie. Ce serait donc impossible de rétablir la vérité sur ses aventures et mésaventures, mon intérêt étant surtout de le faire sortir de l’ombre. C’est là le facteur commun de mes romans  : attirer l’attention sur les oubliés.

Dans Mots et Marées tome 1, il est question de Pedro da Sylva, l’ancêtre des Portugais du Canada. L’idée sous-jacente me paraît originale. C’est comme si vous vouliez rappeler que tout le monde vient toujours de quelque part et que l’histoire des migrations ne date pas d’aujourd’hui. Comment avez-vous réussi à reconstituer cette histoire et à mener agréablement le récit ?

Les communautés humaines sont le produit de migrations, forcées ou volontaires. Et il y a aussi les migrations individuelles, celles qui ont influencé mes romans. Je me suis penché sur quelques-uns d’entre eux, et une sorte de camaraderie s’est installée entre nous. Si, pour Mateus da Costa, l’information disponible est minime, Pedro da Silva et des personnes qui lui étaient associées générèrent une documentation importante. Internet, heureusement, facilite la recherche historique. On peut consulter en ligne, quitte à débourser des petits montants, toutes sortes de banques de données. Des informations généalogiques, des archives notariales et judiciaires, des recherches universitaires, des images, des cartes anciennes, sont à la disposition des chercheurs intéressés.

Et le temps pour le faire ? Puisque je ne regarde la télévision que très rarement, je gagne l’équivalent d’une journée par semaine, consacrée aux recherches et à l’écriture. En vacances, et lorsque possible, je visite les lieux parcourus par mes personnages. Je m’informe abondamment sur les mœurs de l’époque, la façon de s’habiller, les rapports sociaux, etc. Je produis un classeur indexé par date, avec des références et pointeurs vers la documentation récoltée et les sites en ligne. L’action s’encadre dans les évènements historiques, classifiés en toile de fond. Ce processus de recherche, à temps perdu, a pris des années, j’abhorre les anachronismes. En conséquence, l’intrigue doit être corrigée et ajustée fréquemment. Le plus difficile est de dessiner le profil psychologique des personnages. 

Mots et marées découvre le visage d’une esclave noire, Marie-Josèphe-Angélique. Vous êtes nés à Lobito (sur la côte de l’Angola) et vous avez certainement effleuré l’histoire du royaume Kongo… Pensez-vous que Marie-Josèphe-Angélique soit originaire de ce royaume ?

Il est plausible que ses parents soient nés en Afrique, mais il ne s’agit que d’une possibilité. Les actes du jugement de Marie-Josèphe Angélique nous renseignent sur son pays de naissance, elle-même le déclare en réponse à une question du juge, consignée dans les documents : « Interrogé de son nom, surnom, âge qualité et demeure // a dit s’appeler Marie Josèphe, âgée de vingt-neuf ans, née au Portugal ». Dans un autre extrait, Angélique explique au juge les motifs d’une tentative échouée de fugue en compagnie de son amoureux français, Claude Butenne Thibaud (un contrebandier de sel déporté vers la Nouvelle-France) : « pour se rendre à la Nouvelle-Angleterre et de là dans son pays de Portugal vis-à-vis de Madère ».

Ce lien avec l’Afrique par votre naissance. Comment vivez-vous les guerres et les dictatures qui poussent comme des champignons dans ce côté de votre pays de naissance.

Je le vis mal, comme tout le monde qui a été obligé à quitter son lieu de naissance. Dans le cas du pays où je suis né, il y avait une dictature, certes, mais un conflit en surcroît  : une guerre civile pondue par la haine entre l’Est et l’Ouest. C’était à l’époque où Nelson Mandela était en prison et l’armée raciste sud-africaine de l’apartheid attaquait souvent l’Angola et les pays voisins, tout en occupant la Namibie. Plusieurs motifs expliqueront l’éclosion de ces dictatures, cependant on oublie fréquemment la racine du problème  : les pays africains ont hérité leurs frontières de la conférence de Berlin (1884-1885) où les puissances impériales se partagèrent le continent comme un gâteau. Il suffit de jeter un coup d’œil à une carte d’Afrique pour comprendre qu’elle fut divisée à l’aide de règle et équerre, séparant peuples et nations. Le réaménagement de ces nouveaux espaces força les morceaux d’anciennes nations à la cohabitation. Il est donc facile de manipuler les différences culturelles coexistant à l’intérieur de ces frontières et d’y provoquer des guerres. Qui a dit que chaque frontière africaine est un coup de couteau… qui saigne encore ?

Marie-Josèphe Angélique, une femme en avance sur son temps ?

Non, je ne le crois pas. Elle fut une femme de son temps, n’acceptant point sa condition d’esclave. De plus, les actes nous laissent déduire qu’elle possédait un caractère fougueux. Esprit indomptable, certes, toutefois imprudent puisqu’elle débitait publiquement des menaces envers Blancs et Français. Elle aurait aussi insulté sa maîtresse qui, se trouvant veuve, couchait chez sa sœur par crainte de son esclave. Angélique était, indubitablement, une brave femme, mais bien d’autres, victimes de l’esclavage, le furent aussi. Au Brésil, par exemple, on trouve une panoplie de guerrières comme Dandara (épouse de Zumbi dos Palmares), Luísa Mahin, Tereza de Benguela, Aqualtune du Congo, Maria Filipa de Oliveira, entre autres. Marie-Josèphe Angélique partageait l’étoffe de ces femmes, cependant la Nouvelle-France, dont l’économie ne dépendait pas de l’esclavage, ne possédait pas la masse d’esclaves nécessaire pour déclencher des révoltes comme au Brésil et en Haïti.

Comment arrivez-vous à redonner vie à une personne tombée presque dans l’oubli ?

En la côtoyant quotidiennement à travers les lectures sur son époque, en imaginant la violence des sociétés, en visualisant sa réaction face au fouet, en essayant de me mettre à sa place. Besogne plutôt ardue dans le cas de Marie-Josèphe, car elle était Noire, femme et esclave et je suis Blanc, homme et libre. En ce qui concerne la ségrégation sociale et raciale, j’ai puisé dans les mémoires laissées par 21 ans de vie dans une société coloniale. Bref, il s’agit de collectionner des morceaux de mémoires, personnelles ou collectives, d’événements éparpillés de par le monde, de coupures d’Histoire et de les rassembler dans une image cohérente.

Existe-t-il un lien entre Mots et marées et La traversée des mondes ? Pedro da Sylva et Marie-Josèphe-Angélique

Dans le roman sur Pedro da Silva, j’ai « aménagé » une rencontre, dans le marché de la Basse-Ville de Québec, entre lui et une petite noire, esclave de neuf ans qui y était de passage, arrivée du Portugal. Pedro va à sa rencontre, attiré par une chanson en langue portugaise que la petite esclave chante. Ils causent en portugais. Du point de vue spatio-temporel, cette rencontre serait possible, car Marie-Josèphe Angélique naquit vers 1705 et Pedro da Silva mourut en 1717. Elle est toutefois improbable  : Angélique voyagea de l’Europe vers New York et la ville de Québec ne se trouvait pas dans le chemin de cette route maritime. Et il y a cette lettre, inventée, qui lie les deux romans, un message qu’Angélique aurait reçu de ses parents. Dans le roman sur Pedro, je fais aussi référence à deux jumeaux qui seraient les descendants, inventés toujours, de Mateus da Costa. J’ai été inspiré par deux jumeaux (probablement Iroquois) qui existèrent vraiment.

La diversité dans le domaine de la littérature francophone au Canada  : On a quelques têtes comme Dany Laferrière, Kim Thuy, Carlos Taveira, Louenas Hassani, Rodney Saint-Éloi, Blaise Ndala, Felicia Mihali, Josip Novakovich. Quels conseils donnerez-vous aux jeunes immigrés qui veulent se lancer dans l’écriture ? Et aux éditeurs qui hésitent parfois à s’engager auprès des personnes inconnues dans le domaine du livre ?

Voilà une question dite chargée, étant donné la diversité des parcours. Écrire est une passion au même titre que d’autres passions artistiques, il faudra donc ne pas la laisser s’éteindre. Imaginons que notre écrivain en devenir se produit d’abord en cachette, timidement. Puis, il prend courage et dévoile quelques échantillons à son entourage qui le pousse à aller de l’avant. Mais il se méfie, à tort ou à raison, de cette critique gentille des amis et de la famille. Il peut tester les eaux avec un blogue, demandant des critiques exemptes de compassion. Enfin, il se perfectionne, il écrit son premier roman, il veut éclore dans le monde de l’édition. Il choisit judicieusement les maisons susceptibles d’être intéressées par le type d’œuvre qu’il propose. Il suit les consignes de présentation de son manuscrit (par courriel ou courrier, double-interligne ou pas, pas de formatage, c’est selon le comité de lecture) et, l’espoir au cœur, il le poste à cinq éditeurs. Puis, à un rythme soutenu, il reçoit le premier (poli) refus, le deuxième… le cinquième!

Et c’est là qu’on risque de se décourager, cette étape peut annihiler l’œuvre. Dites à vos écrivains en herbe que des auteurs-vétérans se font refuser des manuscrits. Que le « Sanctuaire » de Faulkner fut donné comme impubliable. Que les 3 premiers romans de Stéphan King furent rejetés (« Carrie » fut ignoré 30 fois). Que Gallimard a refusé Marcel Proust et Julien Gracq! La liste est longue… Les éditeurs en sont conscients et j’ai le sentiment que leur cauchemar est le refus d’un chef d’œuvre. Je n’ai pas d’avis à donner aux éditeurs, qu’une demande à faire  : aidez vos auteurs à percer, vous n’existez que grâce à leurs plumes et à leur travail, souvent acharné.

Ah ! Et à vos auteurs en devenir, citez Albert Einstein  : « Le succès n’arrive qu’avec le renoncement » (You never fail until you stop trying).

Avez-vous gardé un lien avec le Portugal ? Vous sentez-vous proches de Pedro da Sylva ?

Je ne peux pas garder un lien avec un pays où je n’ai jamais vécu. Je dirais plutôt que j’ai bâti des ponts avec le Portugal, au long des années, à travers sa culture, son Histoire et son développement contemporains. Et, bien sûr, je me sens proche de Pedro da Silva  : si on n’est pas habité par les personnages de nos romans, il vaudra mieux ne pas les écrire. Je me sens donc proche de Mateus, de Pedro, d’Angélique, certes, mais aussi de certains de leurs proches.

Vous êtes un écrivain, un historien si j’ose dire. Quels sont vos projets pour les périodes à venir ?

Je suis un historien amateur. C’est la faute à mon père qui a peuplé la bibliothèque familiale de livres d’Histoire. Présentement, j’entretiens un blogue en langue portugaise (O blogue do Beto-Piri) dont les articles se trouvent dans un journal communautaire montréalais. J’ai la bonne intention de poursuivre cette modeste contribution. J’ai aussi donné des conférences en langue française et portugaise, et je continuerai à le faire si on m’invite. Dernièrement, j’ai passé deux années sans écrire vraiment, à cause de certains événements inattendus dans ma vie. Mais je me rattrape et je continue à poursuivre le filon que j’exploite, la lusophonie en Nouvelle-France. De ce chef, vers la mer.

Propos recueillis par Nathasha Pemba, 21 septembre 2017 (actualisée en 2022).


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