À la rencontre de Laurent Robert

« Exister en tant que poète est une longue patience. »

Laurent Robert, Crédit photo : Héloïse Robert.
Laurent Robert, Crédit photo : Héloïse Robert.

Laurent Robert est né en 1969. Il vit près de Mons, en Belgique. Il a accompli des études de lettres jusqu’au doctorat et il est actuellement professeur de littérature et de didactique du français Langue Étrangère dans l’enseignement supérieur belge. Il écrit essentiellement de la poésie et des articles d’histoire littéraire et d’analyse sur des auteurs méconnus ou oubliés du 19e et du 20e siècle – en particulier sur des femmes poètes.

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la littérature ?

J’ai l’impression que cela a toujours été là, que cela remonte à l’apprentissage de la lecture. Savoir lire et y trouver du plaisir est la chose la plus importante que l’on puisse apprendre. Par la suite, il y a eu les premières grandes lectures à l’adolescence, assez classiques du reste : Fenimore Cooper, Baudelaire, Sartre, Mauriac, Camus, Zola, Boris Vian.

Qu’avez-vous découvert dans l’univers de la poésie ?

Le fait que le poème soit un univers en soi. Un poème peut tout contenir, toute la vie d’un homme ou toute sa philosophie en quelques vers. Il peut aussi ne – presque – rien dire, si ce n’est « je t’aime » ou « Dieu existe » comme la plupart des sonnets du 16e siècle, ou bien « ceci est de la poésie » comme chez les modernes, mais il le fait, dans le meilleur des cas, de façon éclatante, imparable. La grâce du langage poétique est de pouvoir dire ce tout ou ce rien de manière incontestable – et que le lecteur sache que, là, se produit de la beauté ou de l’art; qu’il finisse parfois aussi par s’approprier le texte au point de le connaître par cœur ou du moins de se souvenir pour toujours de son existence.

Vous avez écrit un recueil de cent cinquante haïkus, ce qui est plutôt rare dans l’univers littéraire occidental, est-ce que vous pouvez nous dire quelques mots sur le haïku ?

Le haïku est une forme fixe très brève d’origine japonaise, apparue au 17e siècle. Il est constitué en japonais de 17 unités phoniques, réparties en 3 segments respectivement de 5, 7 et 5 unités. Cela donne en français 3 vers de 5, 7 et 5 syllabes, sans rime. À l’origine, les haïkus comportent un « mot-saison » – une allusion à la saison. Ils prévoient aussi une « césure », une rupture de ton entre un des segments et les deux autres. Certains haijins (auteurs de haïku) francophones considèrent que le respect du rythme 5-7-5 est un carcan artificiel et que le haïku est simplement constitué de 3 vers brefs, quelle qu’en soit la longueur. De fait, en anglais, chez Jack Kerouac par exemple – grand auteur de haïku ! –, les vers ne respectent pratiquement jamais ce schéma rythmique et sont souvent même plus brefs, ce que permet l’anglais plus facilement que le français. Certains poètes en revanche pensent que le haïku doit privilégier, encore aujourd’hui, une tonalité bucolique et s’approcher d’un esprit « zen » ou de ce qu’ils pensent être le zen.

Pour ma part, je reste fidèle à la contrainte 5-7-5, que je trouve fertile. Je me fixe généralement une contrainte thématique, mais en la matière tout est possible. Tous les sujets peuvent être abordés en haïku  : la profondeur d’une réflexion métaphysique aussi bien que le sexe, la guerre, la politique, les conflits sociaux ou des sujets plus légers. Mon précédent recueil, Métro Stalingrad, évoquait en haïku des lieux d’un quartier populaire de Paris et des lieux de la banlieue industrielle où je vis, en Belgique – très loin à chaque fois du bucolisme, du pittoresque.

Pourquoi avoir choisi le style codifié pour dire les choses ?

À l’origine, sans doute d’abord parce que c’est une forme poétique que j’aime lire. Par la suite, j’ai choisi de m’exprimer en haïku en raison des caractéristiques même de la forme : la brièveté nécessaire qui évite le bavardage, l’épanchement, l’apitoiement sur soi-même; et la contrainte d’écriture qui est un défi, un aiguillon pour la créativité. En écrivant Guerres, je me suis rendu compte que le haïku était vraiment la forme adéquate pour mon propos, car toute guerre est un univers fragmenté, éclaté – personne n’en a une vue d’ensemble, personne n’y comprend rien. Et le haïku empêche le pathos, le lyrisme déplacé, favorise au contraire le clin d’œil, l’allusion.

Avez-vous été marqué par un auteur japonais précis, spécialiste du haïku ?

Certainement, et presque évidemment, par Bashô (1644-1694), qui est un des plus prolifiques haijins et peut-être le plus brillant. J’aime aussi beaucoup Sôseki (1867-1916) : « Les hommes meurent/ Les hommes vivent/ Passent les oies sauvages ».

Que nous apprennent les cent cinquante haïkus de Guerres, votre recueil ?

Je ne sais pas si apprendre est le terme qui convient. Si le lecteur est touché par certains textes, s’il a envie d’aller plus loin, de lire d’autres livres, de s’intéresser aux poètes que je cite ou à la poésie en haïku, bref si sa curiosité est éveillée, alors le pari sera gagné pour moi.

Peut-on dire que le monde est aujourd’hui entre noirceur et sensualité ? J’ai beaucoup aimé ce nouveau genre que je découvre, et le haïku 26 m’a particulièrement touchée :

Les accents de Dieu

Christ est dans le no man’s land

Boueuse Babel

*Ce haïku a-t-il un sens précis ?

C’est ma propre perception qui est entre noirceur et sensualité. J’ai besoin, en poésie, de ressentir les choses et de les communiquer charnellement, beaucoup plus qu’intellectuellement. Je ne souhaite pas m’exprimer de façon abstraite. La noirceur est une évidence pour ce recueil, mais je crains qu’elle le soit aussi pour le monde d’aujourd’hui. De ce point de vue, le terrorisme est pire que la guerre. Ce ne sont pas des soldats qui en combattent d’autres, mais des idiots qui veulent mourir en massacrant des innocents. À la noirceur se joint l’absurdité.

Par ailleurs, comme aurait dit André Gide, j’attends des lecteurs qu’ils m’expliquent mes textes ! Le haïku que vous citez fait référence à une image qui traverse le recueil et qui est celle du babélisme de la guerre. La guerre est le lieu où les langues se confrontent, s’entremêlent, où chacun, également, souffre dans sa langue – ou bien aspire à des jours meilleurs. C’est ce que symbolisent encore les citations de poètes en anglais et en allemand. Le poème interroge aussi la présence de Dieu dans la guerre. Je ne me prononce pas sur un « silence de Dieu » ou sur une responsabilité ou sur le fait que Dieu puisse être un recours. « Les accents de Dieu » sont peut-être les accents de ceux qui le prient, de chaque côté des tranchées. « Christ est dans le no man’s land » : cela veut-il dire qu’il n’est d’aucun camp, qu’il est la cible de tous, qu’il est seul face aux hommes en guerre et que cela le désole ? Je n’en sais rien, et je veux laisser le lecteur se faire sa propre interprétation, se raconter sa propre histoire.

Avez-vous d’autres publications en vue ? Si oui, dans quel genre ?

J’ai un recueil de tanka qui est terminé et devrait, je l’espère, sortir à la fin de l’année ou au début de l’année prochaine. Le tanka est la forme noble, ancienne, du poème court japonais. Il est constitué de 5 segments, en français 5 vers de 5, 7, 5, 7 et 7 syllabes. Le haïku est apparu en isolant les trois premiers vers du tanka et en en faisant des textes autonomes. Je travaille actuellement sur d’autres ensembles de textes poétiques.

Quelles sont les difficultés rencontrées par un auteur belge aujourd’hui ?

Les mêmes sans doute qu’un auteur québécois, suisse ou français : il est difficile d’être édité, difficile d’avoir un peu de presse. C’est particulièrement vrai pour la poésie, à laquelle la presse générale ne s’intéresse pas du tout – et la presse littéraire très peu ! Indépendamment de l’effort d’écriture, exister en tant que poète est une longue patience.

Quelle est la différence entre la poésie classique et le haïku ?

Le haïku partage plusieurs caractéristiques avec le sonnet. Tous deux sont des formes anciennes qui ont une origine géographique précise (le Japon, l’Italie), mais qui se sont largement répandues à travers le monde. Ils sont très codifiés, mais admettent aussi des adaptations en fonction des langues dans lesquelles ils sont écrits. Or, malgré ces transformations, et par une espèce de mystère propre à ces deux formes, ils ne perdent pas leur identité, ils restent reconnaissables pour ce qu’ils sont : un haïku, un sonnet.

La différence majeure entre le haïku et la poésie versifiée traditionnelle est l’absence de rime. Cependant, si le haïku est, selon moi, plus proche du sonnet que du poème en vers libres ou du poème en prose – formes habituellement associées à la modernité –, son caractère fragmentaire, gnomique, le rend très intéressant pour le lecteur contemporain qui a plus de goût pour les formes brèves. Le haïku peut contenir la poésie la plus élevée et être tout autant une poésie aisément transportable voire « jetable ». On peut lire quelques haïkus entre deux stations de métro; c’est moins simple avec une élégie de Lamartine ou une grande pièce épique de Victor Hugo!

Depuis quand écrivez-vous ? D’où vous vient l’amour pour la littérature ?

Depuis l’adolescence. Comme je l’ai dit, c’est lié à la découverte de la lecture, puis au plaisir de manipuler les mots. Il y a quelque chose du thaumaturge dans le fait de faire aboutir un projet d’écriture – fût-il très modeste.

Quel est votre écrivain de cœur ?

Baudelaire, car c’est le premier poète que j’ai lu de ma propre initiative, le premier – hormis les récitations enfantines – dont j’ai appris des textes par cœur que je connais encore, le seul enfin que je n’ai jamais moins aimé ou cessé d’aimer.

Quel est votre personnage de roman préféré ?

Le Docteur Pascal, du roman éponyme d’Émile Zola.

Quelle est votre relation avec Wilfred Owen, Georg Trakl et Guillaume Apollinaire ?

Tous les trois sont d’immenses poètes, qui ont pris part à la Première Guerre mondiale, y ont souffert et y sont morts – mais seul Owen est vraiment mort au combat. Chez Owen, je suis fasciné par le mélange de lyrisme et de concrétude dans l’évocation de la guerre. C’est un élégiaque qui a été contraint de décrire sans fioritures ce qu’il voyait, comme dans le célèbre poème « Dulce et decorum est », où il évoque la mort d’un soldat asphyxié à l’ypérite. Trakl meurt au début de la guerre, d’une overdose de cocaïne. Infirmier, il a sombré dans la folie après avoir découvert l’horreur d’un champ de bataille sur le front de l’Est. Il écrit très peu sur la guerre, mais ses textes sont très forts. Toute sa poésie est la fois sombre et lumineuse. Chez Apollinaire, c’est beaucoup plus la sensualité qui retient mon attention, en particulier à travers les Poèmes à Lou, d’un érotisme toujours brûlant. Je suis en revanche peu impressionné par les Calligrammes. Je vais peut-être choquer, mais je ne pense pas qu’Apollinaire avait grand-chose à dire sur la guerre même.

Un vœu ?

Peut-être à la manière de Lawrence Ferlinghetti  : « a rebirth of wonder », une renaissance de la merveille.

Propos recueillis par Nathasha Pemba, 16 avril 2017.


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