Ailleurs d’Alain Tito Mabiala

Analyse littéraire

Nos rédacteurs chevronnés décortiquent, décomposent, passent les ouvrages littéraires francophones au peigne fin pour observer le sens, la structure et la portée d’une parution récente ou vous font redécouvrir un grand classique. 


Honneur à Alain Tito Mabiala, Ailleurs, Genève, 5 Sens éditions, 2019.

C

e sont des instants de vies bouleversées, des vies qui tanguent, que le Congolais épingle en l’espace de 170 pages, comme des suspenses de séries télévisées que la plume essaie d’éterniser. 

Ces hommes, Alain Tito Mabiala les dépeints avec leur être, leurs passés, leurs mal-être, leurs indignations, leurs blessures, leurs secrets, leurs espérances, au fil d’intrigues difficiles à résumer parce qu’elles se morcellent et rejaillissent à chaque instant. La question principale que vivent ces personnages tourne autour de l’immigration. 

Comme dans Les rêveries d’un promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau, les narrateurs des différentes nouvelles sillonnent…

Ce recueil de nouvelles n’est pas exclusivement pour les immigrants, il est pour toutes les personnes qui s’intéressent à la vie, à la situation de l’être humain en société. Il y a des humains qui ont du mal à accepter que d’autres sur terre, puissent immigrer non pas, parce qu’ils envient la terre qui les accueillent, mais simplement parce qu’ils veulent juste vivre. 

Vivre, c’est ce que cherche justement le narrateur de la nouvelle : « Dans mon palace de Préveranges sous la terre humide ». L’homme, poète, au cœur d’une précarité sans nom, tente de survivre grâce à la beauté de l’environnement suisse. L’hiver, le lac, la montagne. Cette admiration de la nature se dissout dans l’évocation de son lieu d’habitation qui, par ses bâtisses, transpire une certaine froideur qui n’incarne l’hospitalité que de nom. 

Elle (la bâtisse) nous rappelait les parias que nous étions, de la vermine qui ne pouvait se loger que sous terre loin des attributs des gens normaux.

Il s’agit certes d’un cri d’alarme, mais dans le fil de la pensée, ce lieu devient finalement pour ces étrangers le lieu de la solidarité, le lieu du soutien sans failles. Être étranger devient le lieu de l’unité, de l’amitié, de la réciprocité. Le lieu où il faut tenir malgré la précarité, malgré les traitements parfois inhumains. 

Ce pour quoi Ailleurs d’Alain Tito Mabiala est un livre pour l’humain, ce n’est pas seulement parce qu’il parle de l’humain ou des méditations d’un immigrant solitaire, mais c’est parce que les narrateurs sans être extrémistes, dévoilent le mystère de l’Immigré, le fond de leurs cœurs, leurs intimités. Il n’y a ni jugement moral ni injonction, il y a juste des faits, un constat, un secret. Les narrateurs ne jugent ni ne condamnent une quelconque institution, mais ils disent leurs désirs de vivre mieux, d’être traités comme des humains, d’être considérés. 

Le narrateur de la nouvelle « Une barbiche qui ramène à l’Orient », par exemple, constate et relate le destin d’un immigrant portant une barbiche ; une barbiche qui l’assimile à un certain Ben Laden, à toute sa troupe et à son idéologie. À travers le destin du barbu qui n’est pas musulman, il y a aussi le destin du vrai musulman qui finalement ne peut pas être accepté, parce que dans ce pays, on craint les musulmans. 

Ce recueil rappelle que parfois le destin des personnes happées par la fuite et tentées de reprendre leur vie ailleurs n’est pas toujours un lieu de paix. On fuit souvent la guerre pour aller vers une autre guerre, celle de la stigmatisation, comme si la liberté de religion ou de conscience n’était que de vains mots, de vaines déclarations.

— Cette barbe abondante sur ton menton, existe-t-elle depuis toujours ou elle est le fruit d’une conviction philosophique? (…). Es-tu musulman?

Les hommes que l’on rencontrera dans ce recueil ne sont pas des méchants. Ce sont des hommes ayant choisi la vie, à travers l’exil. Ce ne sont donc pas des voyous ou des partisans du moindre effort ; ce ne sont pas des personnes dépourvues d’humanité ou des Oisifs. Ce sont des personnes dont la vie s’est arrêtée dans un autre monde, des personnes qui ont failli perdre leurs vies ou qui ont perdu tous les membres de leurs familles : femmes, enfants, père ou mère/pères et mères. Des gens qui ont parfois perdu l’amour, des ambitions, leurs biens. Tous portent des blessures, des blessures d’impuissance, des blessures de colère, et tous sont convaincus que ce pays d’exil peut leur donner des occasions d’espérer. 

Malgré son caractère intimiste, nostalgique et parfois révoltant, on pourrait dire d’Ailleurs qu’il est un livre sur l’espoir et sur le réalisme sur la condition de l’exilé. Non que ces hommes suivraient un destin prédéterminé, mais que, à force de se sacrifier, de vivre des situations précaires, de développer une solidarité entre eux, ils ont construit des valeurs importantes qui les conduit par exemple à s’inquiéter d’une situation injuste ou d’une difficulté que vivrait l’un d’entre eux. On voit par exemple dans la nouvelle « Dans mon palace de Préverenges sous la terre humide », l’immigrant congolais proposer à l’immigrant d’une autre nationalité de l’accompagner à l’hôpital. 

Il y a chez l’être humain une grandeur et une misère. C’est ce qui me semble essentiel dans ce recueil : cette peinture de l’immigrant d’une part, et celle des hôtes suisses d’autre part. Avec une sensibilité très originale, Alain Tito Mabiala fait entrer ses lecteurs dans quelque chose que l’on pourrait désigner comme le crime de Caïn : qu’as-tu fait de frère? Une fraternité qui rester à épurer de ses jalousies, de ses arrogances, de ses haines et de ses préjugés.


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