L’ère des enfants tristes de Claude-Emmanuelle Yance

Analyse littéraire

Nos rédacteurs chevronnés décortiquent, décomposent, passent les ouvrages littéraires francophones au peigne fin pour observer le sens, la structure et la portée d’une parution récente ou vous font redécouvrir un grand classique. 


Honneur à Claude-Emmanuelle Yance, L’ère des enfants tristes, Montréal, Lévesque Éditeur, 2019.

« L’ère des enfants tristes » : un cri sur la condition des enfants dans le monde  Un espoir ou une volonté de faire bouger les choses en faveur du bien-être de ceux et celles qui sont l’avenir de toute société  Les réponses se trouvent certainement dans la lecture de ce recueil…

Avec ses 15 nouvelles, Claude-Emmanuelle Yance a certainement voulu attirer l’attention des gens sur la violence quotidienne dont sont victimes les enfants du monde. Elle est consciente de la capacité de la lecture à relier les personnes et à les transformer. Opération réussie pour cette écrivaine engagée, qui prouve, une fois de plus, combien la question de la personne humaine sera toujours sa préoccupation première. 

Il y a dans le titre de ce recueil à la fois une colère, qui peut sembler révoltante, mais aussi le fondement d’un désir de voir les choses changer un jour. Le propos est clair. Il éveille la curiosité, réveille la colère et fait prendre conscience sur notre propre « être au monde ». S’il m’était donné de scruter l’état d’esprit de l’auteure lorsqu’elle écrivait ce recueil, je répondrais : lisez la nouvelle « l’amour des livres ». Pour moi, cette nouvelle résume la mission de ce recueil :

Moi je pense qu’il faut qu’elle s’arrête d’elle-même. C’est le premier pas vers sa libération. Que personne ne prenne la décision à sa place. (…) Accompagner quelqu’un qui a mal et avoir mal en même temps. Sans rien dire. Juste rester là.

C’est le cri du cœur d’une accompagnatrice qui souhaite que la jeune détenue se réveille. Ce cri du cœur, pour ma part, est celui qui rejoint l’ensemble de ce recueil de nouvelles, car si l’auteure décrit des histoires, il y a un appel implicite à une prise de conscience sur le traitement des enfants. Elle interpelle tout le monde et nous invite à comprendre que devant une démission universelle sur l’éducation des enfants, il ne faut vraiment pas attendre longtemps, il ne faut surtout pas attendre.

C’est souvent une enfant qui arrive. Quel que soit l’âge du corps. Comme si l’enfance était restée bloquée quelque part. Toujours une enfant blessée, meurtrie. Et la croissance s’est arrêtée. Un mystère, ça, pour moi. Le corps continue, il grandit, les seins se développent, les poils, le désir, tout, comme une vraie femme. Mais à l’intérieur, une enfant. Bien petite.

C’est de cela qu’il est question dans ce livre : libérer l’enfant et l’aider à croître normalement. 

Auteure de deux romans, Claude-Emmanuelle Yance en est à son quatrième recueil de nouvelles. La couverture de ce recueil sur l’enfance mêle l’ombre à la lumière, comme pour souligner que l’espoir dans toute situation sombre n’est jamais perdu. On pourrait même la considérer (l’image) comme un éloge à la possibilité. Elle l’affirme d’ailleurs dans la nouvelle « L’amour des livres » : « Je ne cesse de croire qu’il y a une vie possible ailleurs (…). Essayer de vivre. Pour ça aussi, faut du courage, mais c’est à petite dose, chaque jour »

En lisant Claude-Emmanuelle Yance, j’ai immédiatement imaginé qu’elle a travaillé dans un organisme international sur les droits humains ou bien qu’elle a eu une expérience de terrain sur le traitement des enfants. J’ai imaginé, mais ce n’est pas le cas. C’est le premier livre d’elle que je lis et je pense que ses lecteurs ne seront pas déçus. Chaque nouvelle nous fait découvrir un pan de la réalité du monde, une dimension de ce que les médias voilent ou dévoilent d’une certaine manière : enfants soldats, incestes, pédophilie, gang de rue, orphelins, enfants esclaves, enfants maltraités, enfants adoptés, terrorisme. des lieux de la déflagration de l’enfance. 

Une humaniste consciente de l’être  Ou pas. 

C’est quoi un écrivain  Ai-je envie de m’interroger. Et je répondrais aussitôt pour dire qu’un écrivain, c’est celui qui questionne la condition humaine, d’une certaine manière. Celui qui touche la conscience humaine. Un écrivain, c’est celui qui interpelle sans accuser. 

Nous sommes, avec ces 15 nouvelles d’une efficacité exceptionnelle, aux antipodes du bouleversement palpable ou des propos savants que l’on possède actuellement sur le sujet. Claude-Emmanuelle Yance est une éducatrice, c’est sûr, mais est-elle une humaniste qui s’ignore ou pas 

Les principaux personnages qui traversent chaque nouvelle sont des enfants naïfs, sacrifiés, fidèles, rêveurs. Des enfants qui acceptent la loi sociale du pouvoir de l’adulte sur l’enfant. Des enfants captifs moralement, mentalement et socialement. Ils subissent. Des enfants qui sacrifient tout ce qui fait d’eux des enfants : l’espoir et la joie simple. Nous le remarquons dans la nouvelle « Ni sains ni saufs ». Dans cette nouvelle, deux frères sont contraints par leurs parents de partir, de quitter les lieux d’origine parce que l’avenir y est incertain. Trop vieux et désespérés, les parents donnent de l’argent à leurs enfants pour qu’ils s’en aillent. Devant les pleurs de leurs enfants, les parents se sentent obligés de leur dire que la seule issue, dans leurs dispositions, c’est de partir. Partir en Europe. Pleurs, route, montagne, galère, pour se rendre en Angleterre quand on n’a même pas huit ans. Et voir son grand frère, son protecteur finir en prison. Tel est souvent le destin de la plupart de ceux et celles qui partent là où l’herbe paraît plus verte. 

Des enfants dévoués qui croient rencontrer Dieu à l’Église et qui finissent abusés par le curé comme dans la nouvelle intitulée « Miserere nobis ». Cette nouvelle suscite la colère. Elle est énervante parce qu’elle étale l’abus, la manipulation dont sont victimes des enfants par ceux qui sont censés les éduquer. Blasphème!

Des enfants à qui on impose le port d’explosifs pour détruire la vie des autres et prétendre à une meilleure vie dans un paradis imaginaire.

C’est facile, tu verras. Tu attaches cette ceinture sous ta robe et tu vas te promener au marché. Il y aura beaucoup de monde, n’aie pas peur. Je serai là, pas très loin de toi. Tu n’auras rien à faire. Quand le moment sera venu, je ferai ce qu’il faut, de loin. Et toi, tu gagneras le ciel, comme un bel oiseau. Tu aimerais être oiseau
– Oui. Peut-être.

Un peut-être qui indique toute l’incertitude de la kamikaze. 

Des enfants-soldats comme dans « La guerre n’a pas un visage d’enfant » au service des dictateurs, exploités par les armées. Des enfants parfois enrôlés dès l’âge de six ans et qui meurent trop tôt parce qu’ils ont perdus goût à la vie. 

Il y a des enfants qui ont de la « chance »; qui finissent par s’en sortir après une misère sans nom. C’est le cas de Miguel, victime d’une gang guatémaltèque malsaine, qui finit par rejoindre sa mère, après moult tracasseries, aux États-Unis. 

Ailleurs, les silences des mères et des pères qui se dépossèdent temporairement de leur paternité ou de leur maternité pour les prêter à leur progéniture. Des enfants qui deviennent adultes trop tôt…

La puissance du propos de Claude-Emmanuelle Yance tient aussi dans son souhait à faire bouger les choses, de réveiller la conscience des organisations qui défendent les droits humains et les droits de l’enfance, des familles et des éducateurs de tous les bords. 

Chaque nouvelle de ce recueil est essentielle parce qu’elle révolte, elle fait pleurer, elle fait grandir, elle fait espérer. Elles sont toutes attachantes. Et ces enfants, finalement héros du quotidien, finissent par l’être aussi. Elles (les nouvelles) sont formidables, accomplies et les chutes sont magnifiques. 

Claude-Emmanuelle Yance manie l’art de conter, de saisir le lecteur, dans sa capacité à agencer les particularités à travers les nationalités et l’histoire de chaque pays; dans sa manière de planter le décor et de placer son lecteur dans l’ambiance du sujet. Elle surprend à chaque lever de rideau et guide le lecteur vers la découverte de la prochaine nouvelle. 

Comme Grégoire Delacourt avec Mon père, Larry Tremblay avec L’orangeraie, Fabienne Brugère (et Emmanuel Le Blanc) avec La fin de l’hospitalité qui essaient de faire bouger les choses – Claude Emmanuel Yance conçoit une humanité agissante en proie aux plus douces requêtes existentielles. Je me permets donc de conclure en osant affirmer qu’elle a pris la plume pour dénoncer et rompre le silence en faisant écho à ce que rappelait déjà Grégoire Delacourt lors de la parution de Mon père.

Je crois que l’art doit être engagé, révolté pour changer les choses, et avec ce livre, j’ai essayé de toucher tous les parents, tous les gens responsables d’une transmission de parole.

Peut-on espérer lire un jour : l’ère des enfants joyeux.


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