Dans son roman Carrefour des veuves, l’écrivaine burkinabé Monique Ilboudo écrit : « Pandore, Eve, Vera, la liste des femmes à qui l’on attribue l’origine des maux de l’humanité est sûrement plus longue ! Dans la vie réelle, pourtant les femmes sont plus victimes que bourrelles ». La liste pourrait s’allonger : Jeanne d’Arc, La Corriveau[1] ou Anna Thalberg. En effet, il fut un temps où, dans toutes les civilisations, la femme était considérée comme l’incarnation du mal et du malheur.
Cette pauvre Anna !
« Je n’en suis pas une, messieurs, je crois en un seul Dieu, notre Père Tout-puissant » fait dire Eduardo Sangarcia à Anna, personnage principal du roman. Il lui fait dire ces mots dans une atmosphère et une ambiance golgoth(a)esque, là où les bourreaux et juges à la fois se comportent à la manière des tortionnaires du Christ. Ils finissent, bien sûr, par la condamner à mort, lui mettent une capuche pour la conduire vers le lieu de son exécution.
Avec un style empreint de lyrisme et de tourmente, Eduardo façonne, à la manière d’un artiste ou d’un calligraphe, cette histoire et lui donne une existence hors pair. On peut alors parler de vide du réel, voire de la métaphysique de l’invisible dépassant l’entendement humain.
Qui est Anna Thalberg ?
Anna est une femme du XVIIe siècle. Elle est âgée de 22 ans et elle est mariée à Klaus, paysan. Elle mène une vie tranquille auprès de son époux dans une bourgade allemande, jusqu’au jour où, à la demande de l’évêque local, elle est arrêtée, dans sa maison. Elle est accusée de sorcellerie. Mais en réalité, elle est victime de sa beauté, car elle est dénoncée par sa voisine, jalouse d’elle, qui la soupçonne secrètement de séduire son conjoint. Anna est étrangère dans cette agglomération. Elle est donc soupçonnée d’être une alliée de Satan.
La rousse, l’étrangère aux yeux de miel comme ceux d’un loup, à la peau saupoudrée de taches de rousseur comme un serpent venimeux
Durant trois semaines, Anna connaît d’une part une torture morale auprès de Melchior Vogel, le grand inquisiteur et, d’autre part, du répit auprès de Hahn, le confesseur inquisiteur. Si la thématique de la sorcellerie de la femme n’est pas une nouveauté dans la littérature, donner la parole à Anna Thalberg sous la plume envoutante de San Garcia est original. Certes, plusieurs auteurs ont déjà donné la parole à des femmes « sorcières ». Cependant, ce qui est intéressant dans ce que nous renvoie l’auteur ici, c’est peut-être que sa signature, sa posture et son message rencontrent notre contexte du 21e siècle. Ce qui n’est certainement pas le fait du hasard, car si sa plume met en avant une histoire de plus 4 siècles, l’on constate encore, malheureusement, aujourd’hui la prégnance de ce type de situation sous divers angles : violences faites à la femme, jalousies, questions identitaires, misogynie, genres, fanatismes religieux, etc. Le lecteur va sans doute être balloté dans un questionnement sur son rapport au monde ; cela dans une dualité entre la volonté de destruction des membres de l’Église et l’intelligence incarnée dans le roman par Anna, car si les ecclésiastiques qui l’interrogent brillent par leur étroitesse d’esprit, Anna elle, exhale le parfum de l’intelligence et fait montre des vertus peu communes.
La douleur et la peur de la douleur étaient les instruments qui avaient serré la vis aux paysans pour qu’ils ne recommencent pas à se rebeller contre l’évêché et pour nettoyer la région de toutes sortes d’indésirables
le mendiant qui s’alimentait de la sueur d’autrui
le vagabond, qui n’a pas de racines et ne donne donc jamais de fruits
le honteux, qui vit le visage tourné vers le passé
et la femme, surtout la femme, qui est ennemie, peine, mal, tentation, calamité et danger
un palais construit sur un bourbier.
Roman historique et politique, la thématique développée est tellement d’actualité qu’il nous est impossible de le situer dans un contexte unique. Anna Thalberg incarne ici le symbole de la liberté intelligente, de la force mentale, des nobles exigences et de la droiture. En rapport avec son temps, elle évoque en quelque sorte l’opposition au collectif et au mal. Elle croit en Dieu certes, mais elle vit de la morale, du respect de l’autre et refuse toute sorte de fanatisme et d’hypocrisie. Elle est une femme qui est entièrement libre.
Sangarcia met en avant des représentations littéraires hors du commun : une écriture singulière. De l’art en somme. Il n’y a pas de points avant la fin du chapitre ni de majuscules. L’agencement est original avec des dialogues sur deux colonnes. Ce style rend l’œuvre vivante, car on y sent du souffle, de l’énergie et une accentuation ancrée qui se met au service de l’intrigue.
Une autre thématique qu’il est très intéressant d’analyser dans Anna Thalberg est la façon dont la question de l’étranger est représentée dans l’histoire, ce qui nous amène à nous interroger sur une idée de vivre-ensemble. Quelles ont été les réelles motivations de cette inquisition ? Eduardo Sangarcia aborde cette réflexion, en suggérant implicitement un remodelage de l’Histoire à partir de la situation actuelle du monde afin de réfléchir sur la condamnation d’Anna, une réalité qui continue de disperser la vie en société aujourd’hui : la femme et l’étranger sont souvent considérés comme des boucs émissaires. Malheureusement, l’on constate que les pratiques chrétiennes dans cette partie de l’Allemagne montrent que Dieu n’existait que pour les uns. De plus, ce sont les femmes et les étrangers qui sont majoritairement visés dans ces contextes, et l’on semble avoir de la considération pour le traître plutôt que sur celle qui dit la vérité.
En réalité, on peut sous-entendre que la représentation des inquisiteurs soit due à une volonté non d’intégration, mais d’assimilation voire de soumission, puisque toute assimilation tend à soumettre. Et l’étranger (ou la femme) est toujours, dans la plupart des cas, le parfait bouc émissaire. On pourrait faire ici un lien entre le bouc émissaire, l’étranger, la communauté, le sacrifice et le religieux à la lumière de la théorie du Bouc émissaire de René Girard (ce roman est une source d’inspiration crédible).
L’immersion dans le roman est complète et la prouesse de l’auteur est de savoir se balader entre la réalité et la fiction, entre le passé et le présent, entre la majorité et la minorité. Il se place au pinacle de la valorisation historique et place le lecteur dans une posture de témoin. La plume d’Eduardo Sangarcia est énergique, le mélange entre les diverses thématiques est exquis.
On pourrait dire à propos d’Anna : Hic est mulier (Voici la femme !), car Sangarcia s’attache à faire revivre Anna au plus près de ce qu’elle était vraiment : une femme pieuse, mais libre ; une étrangère, mais une intégrée. Un roman passionnant qui nous ramène aux bégaiements de la tradition dite humaniste.
Nathasha Pemba
[1] Cf le roman de David Ménard Poupée de rouille