Au pavillon de Maud Chayer

Analyse littéraire

Nos rédacteurs chevronnés décortiquent, décomposent, passent les ouvrages littéraires francophones au peigne fin pour observer le sens, la structure et la portée d’une parution récente ou vous font redécouvrir un grand classique. 


Honneur à Maud Chayer, Au Pavillon, Montréal, Annika Parance Éditeur, 2020.

E

xaminons le perceptible autour de nous : Le père, La mère, La fille et Le fils. Au pavillon nous révèle une réalité bien humaine et bien sociétale : la famille. Et, en matière de famille, chaque personne est obligée d’en respecter les us et coutumes qui viennent souvent d’une longue tradition. C’est pour cela que le jour où plus personne ne croira à la famille, l’humanité s’effondrera. Si nous pensons qu’une différence peut détruire une famille, on n’a rien compris à la famille, car ce qui fonde véritablement une famille, ce sont les valeurs et les traditions qui la sous-tendent. Mais il y a aussi les diversités qui la caractérisent parce que dans toutes les sociétés, les membres d’une famille sont différents, que ce soit au niveau de leurs sexes, des choix de la pensée ou de toute autre réalité. Aussi, lorsqu’une difficulté survient, tel un accident ou quelque chose de nouveau, nous essayons de croire toujours en la famille. Ainsi, nier la famille ou chercher à la détruire, c’est sombrer soi-même. Saboter l’esprit de famille, c’est péricliter.

Il y a quelque chose de permanent qui saute aux yeux dans les deux derniers romans de Maud Chayer : la vie en famille. Une vie ordinaire, ou, disons une vie normale. Il y a aussi l’implication du père et de la mère ainsi que la présence, parfois, observante des enfants. Elle nous le signifie dès la première page du roman : 

J’évite de faire appel à lui de façon trop régulière. Des fois qu’il prenne ça pour une invitation… Je n’ai pas de temps à consacrer aux garçons. Ils ne m’intéressent pas. Quand il est question de femmes : tous coupables! Il n’y a qu’à voir mon père dont on raconte qu’il a violé ma mère, ou le mari de Klara qui est un monstre. »

Ce qui me paraît encore très intéressant dans cette œuvre, c’est que cette normalité se situe au cœur d’une humanité toute sensible. Les êtres ne sont pas parfaits. On y retrouve des ingrédients comme l’étonnement, le doute.
Au cœur de ce roman, il est question d’une famille. Une famille au sein de laquelle chaque membre a un rôle, a une posture, traverse une situation. Le premier, le père qui est un homme responsable, amoureux de son épouse (ou du moins, c’est ce qu’il croit), attentif, prend soin de son physique et de celui de son épouse, prend soin de ses enfants. Bref, un vrai père de famille. Il en est ainsi de son épouse aussi. Le fils Benjamin, toujours avec son père, mène une lutte personnelle pour la sauvegarde de la planète. C’est ce qui le caractérise. À part cela, il est assez obéissant et vit comme tous les garçons de son âge. La fille, Lili, âgée de neuf ans, férue de soccer, n’a pas d’amies ayant le même sexe qu’elle. Elle ne vit pas comme toutes les filles de son âge.

– Pourquoi tu ne m’as pas appelé?
– Je voulais lui parler entre femmes, d’abord.
Entre femmes? Quelques gouttes de sang suffisaient donc pour devenir femme?

Or, un évènement va bousculer la quiétude et les habitudes quotidiennes de cette famille. Une quiétude qui leur paraissait jusque-là inébranlable pourtant. Un évènement qui peut, si l’on n’y prête pas attention, peut conduire la famille vers la perte de son équilibre. Nous nous rendons compte que ce qui se dissimulait jusque-là devient comme exposé. Cette réalité dans cette famille ne sera autre que la survenue des règles (menstrues) de Julie à l’âge de neuf ans. L’étonnement que suscitent ces règles va changer le cours de la vie de toute la famille, mais aussi les postures maternelles et paternelles qui vont y trouver comme le lieu du dévoilement de leur sénilité. Pour la mère, ce sera comme l’occasion d’envisager le rajeunissement; pour le père ce sera comme le lieu de la prise de conscience sur l’aménagement d’un espace de féminité au sein de la famille, mais aussi, possiblement, l’occasion de remarquer d’autres femmes. De remarquer ce qui en la femme n’est qu’éphémère ou éternel. 

L’éveil d’une féminité qui réveille

Le mot est lâché : féminité. Car chaque personnage est atteint par cette dimension du féminin dans le roman, ou plutôt, ou surtout : croit être influencé par le féminin; de cet insoutenable attachement qui rappelle que réaliser l’existence de l’incontournable féminin, c’est réaliser l’immanence de l’être.

Lili est âgée de neuf ans. Elle vient d’avoir ses règles et sa mère la considère déjà comme une femme. Ce que son père a du mal à comprendre au départ. Il demande à son épouse pourquoi elle ne l’a pas appelé pour le lui annoncer, probablement pour qu’il vienne vivre l’évènement en direct. La réponse de son épouse l’étonne. Il a l’impression qu’il y a un espace qui désormais ne lui sera plus accessible.

Je ris. Klara me serine depuis toujours que je n’ai pas besoin d’un homme dans la vie. Enfin, pas besoin de mari. Un homme, ça peut servir de façon occasionnelle.

Quelques jours plus tôt, Julie était la meilleure attaquante de toute la ligue montérégienne de soccer. Et aujourd’hui, elle était une femme. Le père n’envisage pas de baisser les bras face à cette irruption du féminin dans la famille. Heureusement! Il lui reste encore son fils qui « lui au moins ne risquait pas de le trahir en devenant une femme ». Mais il sait que sa fille n’y est pour rien. C’est un peu la faute aux règles qui ont surgi sans s’annoncer. Il va falloir désormais faire avec.

On n’entre dans ce livre ni n’en sort sans prise de conscience : voir se déployer l’éternel féminin est une réalité à laquelle nul lecteur ne peut échapper dès lors que la réalité, les phrases le rappellent sans cesse.

« Tiens, lui dit-il, ma grande fille en voie de devenir femme ». L’inéluctable féminité, présente dans ce roman, saute aux yeux, parce que c’est la question qui taraude sans cesse l’esprit du père au point de s’intéresser à tout être humain féminin naviguant dans ses eaux. Il s’intéresse de plus près à son épouse, à ce qu’elle devient au fil du temps. Il s’intéresse à sa collègue âgée d’à peine 20 ans. Il compare, essaie de comprendre. Cette irruption du féminin au sein de cette famille fait prendre conscience que dans la vie, la réalité revient toujours vers nous pour nous rappeler que tout ce que l’on peut projeter peut changer demain ou nous imposer une adaptabilité suite à certains évènements. Personne ne peut déterminer exactement à quel moment l’on devient femme. Bien sûr, on ne naît pas femme, mais on le devient comme le disait déjà madame de Beauvoir, il y a quelques années. Et Maud Chayer nous le rappelle. Le père de famille va devoir faire avec, faire avec sa fille qui devient femme, faire avec son épouse désirant reconquérir sa jeunesse, faire avec sa nouvelle collègue au summum de sa féminité. Il va devoir faire avec, car l’humain a besoin de se questionner, d’avoir peur, de douter pour se sentir vivant. Or le féminin est au cœur de tout dans la société. C’est à cela qu’il devra se faire et, c’est pourquoi il lui faudra passer par là, par ce féminin-là, à la fois faible et fort, à la fois immature et mature, à la fois attirant et questionnable.

Maud Chayer explore dans ce roman les variations de l’humanité féminine au sein d’une famille de banlieue, une famille normale, en se penchant particulièrement sur les hormones (règles) dans tout ce qu’elles ont de plus vivant : le sang. Elle met en évidence, d’un personnage à l’autre, les tendances ou l’imaginaire d’une vision de la féminité, du goût obsessif pour la jouvence, au moyen d’une esthétique de la transformation, vers un renouvellement constant de l’attrait et de la séduction. Dans chaque aspect mis en exergue, l’écrivaine québécoise s’attarde aux détails, intimes et infimes, pour consolider et mettre en scène ce féminin qui est souvent vu simplement comme corps ou comme hormones. La métamorphose de la mère de Lili en est l’exemple, cette nouvelle coupe de cheveux qu’elle arbore et qu’abhorre son époux. On comprend finalement que dans une vie de famille, fût-elle ordinaire, il y a un moment où des réalités s’imposent. Destiné autant à la réflexion qu’à la lecture, ce micro roman, mais très beau livre de Maud Chayer sur la vie d’une famille ordinaire de banlieue constitue, à mon avis, à la fois une réflexion sur les rapports en famille et sur le féminin. l’éternel féminin.


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