Analyse littéraire
Nos rédacteurs chevronnés décortiquent, décomposent, passent les ouvrages littéraires francophones au peigne fin pour observer le sens, la structure et la portée d’une parution récente ou vous font redécouvrir un grand classique.
Honneur à Liss Kihindou, Chêne de Bambou, Paris, Anibwé, 2013.
C
e qui rend parfois excitante la lecture d’un premier roman, c’est qu’on y entre sans référence romanesque préalable de l’auteur. Avant de publier Chêne de Bambou (2013), Liss avait déjà publié deux recueils de nouvelles et un essai. Après Chêne de Bambou, elle a également publié plusieurs livres.
Liss est avant tout une passionnée de littérature non seulement parce qu’elle en est une spécialiste, étant donné ses études universitaires, mais aussi parce qu’elle fait depuis presque plus de quinze ans la promotion de la littérature africaine en général et de la littérature congolaise en particulier. Je l’ai d’ailleurs surnommée “La missionnaire du livre” à cause de son engagement littéraire. L’excitation est d’autant plus forte lorsqu’elle se rencontre avec le genre épistolaire qui fonde l’essentiel du livre, parce que personnellement, j’ai toujours été attirée par des romans épistolaires, à l’instar d’Une si longue lettre de Mariama Bâ. Chêne de Bambou est, de fait, une sorte de roman, mais aussi un échange épistolaire entre deux amies dont l’une se trouve en Occident et l’autre en Afrique. Ce texte est aussi un processus, une aventure, une rencontre, des retrouvailles. une histoire. C’est l’expression d’un vécu.
Chêne, est-il plus pertinemment écrit : tout comme il faut à Miya et à l’écriture de souder, de solidifier et de sacraliser leur attachement à l’image d’un chêne. En effet, du point de vue symbolique, le chêne symbolise la majesté, synonyme de force et de solidité. Son bois est incorruptible. Il incarne la prospérité. C’est un arbre sacré. Bambou est aussi un arbre sacré. En Asie notamment. C’est un messager de bon augure. Il incarne la droiture, la rectitude et la perfection. Il symbolise la vivacité et la verticalité. Telles sont selon moi les valeurs et vertus qui fondent à la fois la relation de Miya avec l’écriture et avec Inès.
Lorsqu’on porte l’écriture en gestation depuis si longtemps, un ami, un lecteur, un critique a beau te dénigrer, on n’arrête pas pour autant. C’est une grossesse qu’on ne peut pas interrompre. On cherche plutôt le meilleur endroit pour accoucher.
Chêne de Bambou est le livre de deux types d’amitiés ou, disons de plusieurs types d’amitié. C’est aussi le livre des femmes, de l’amitié féminine. Les hommes y sont présents certes, mais ce sont d’abord les femmes qui sont mises en avant. Cela tient à une manière de vivre l’amitié, de se soutenir et d’entretenir une relation avec une mère, avec une sœur, avec une amie ou avec l’écriture. Chêne de Bambou est, de ce fait, un texte dominé par les échanges épistolaires sur la vie, mais aussi sur le contexte socio politique africain qui contraint presque à l’exil. Peut-être aussi que ces amitiés tiennent-elles à un certain besoin, besoin de se dire, besoin de se confier, besoin de soutenir, besoin de crier, besoin de comprendre, besoin de se taire en écrivant. Comme une sorte de nécessité entre les cœurs, la joie, le bonheur, l’être avec. Enfin, parce qu’émergent de ces lignes une tyrannique nécessité de l’autre, une révolte implicite des situations sociopolitiques africaines, mais aussi la découverte de la vocation d’écrivain comme, éventuellement chemin de libération qui est sans doute, à mon sens, l’une des grandes thématiques de ce roman. Libération par l’immigration représentée par une femme originaire d’Afrique qui immigre en Europe. Elle est éblouie par le modernisme vertigineux de ce continent et se questionne sur son continent d’origine, mais aussi sur ses difficultés personnelles qui contrastent avec l’image du lieu qui l’a accueillie. Libération par l’écriture pour s’épanouir et faire épanouir son style.
Il y a dans les échanges entre Miya et Inès une complicité oscillante qui conduit la première à se confier, mais pas tout à fait, sur les réalités sociales de son pays d’immigration. Elle explique à son amie comment le mariage lui a paru comme la solution ultime pour résoudre ses problèmes d’argent. L’amour ne veut plus rien dire pour elle. Tout ce qu’elle désire, c’est obtenir ses papiers. La lecture devient une source de salut pour elle parce qu’elle va se mettre à écrire. L’amitié virtuelle devient comme une bouée de sauvetage pour Miya. C’est le lieu du sourd dévoilement. Il y a dans ce qu’elle raconte un besoin de se sauver, de s’en sortir, de se révolter aussi, car, inconsciemment ou consciemment, elle prend parti pour la culture occidentale dans certaines lignes de sa correspondance.
L’on a le droit de penser que Chêne de Bambou révèle aussi la grande maladie de notre époque : l’immigration et ses misères. Chêne de Bambou interroge, d’une certaine manière, sur ce qui pousse les gens à partir. Le texte n’entre pas explicitement dans ce type de détails, certes, mais l’on retrouve ces questionnements. Chêne de Bambou atteste, avec un épuisement empreint d’acrimonie que plusieurs personnes sont encore des esclaves d’un grand maillage sociétal. Miya, tout en nous faisant voyager intellectuellement, demeure en Occident, mais reste en Afrique qui est devenue pour elle le lieu du questionnement. Elle vit comme si l’Occident l’avait comblée et l’Afrique dépersonnalisée. Elle est heureuse de bénéficier du programme social français de soutenir les personnes seules et vivant avec un faible revenu, mais elle veut aussi s’affranchir de cette dépendance.
Sans trop insister sur le thème de l’amitié, Chêne de Bambou dévoile, en partie, le monde du livre tel que Miya le voit aujourd’hui avec ses grandeurs et misères. Grandeurs parce qu’il peut faire d’un inconnu un Roi. Misères parce qu’il laisse parfois échapper le livre libérateur. Liss Kihindou rejoint ici ce que fustigeait déjà Marie Cardinal dans ses écrits intimes, au sujet du patriarcat dominant dans le monde de l’édition en France.
Dans ses derniers échanges avec Inès, Miya lui parle de ses impatiences, de ses attentes, de la réponse d’un éditeur, des réponses négatives qu’elle reçoit.
Attendre, c’est au contraire apprendre à grandir. Ce temps indéterminé pendant lequel tu te demandes quel est ton avenir te hisse un peu plus haut sur l’échelle de la maturité : il te force à prendre du recul, à considérer que rien n’est acquis d’avance dans la vie et qu’il faut parfois un petit coup de pouce de la chance pour voir nos projets aboutir ; il te fait prendre conscience que tu n’es pas la seule à envoyer un manuscrit, et que les éditeurs ont largement le choix et aussi la liberté de ne retenir que ceux qui les intéressent au plus haut point. Tu es ainsi invitée à entrer dans la chambre d’humilité et à y méditer de longues heures durant. Arrête donc de me jouer la tragédie de l’attente, ce n’est pas là qu’il faut faire de la littérature.
J’introduis cette citation pour montrer que, hormis l’amitié, Chêne de Bambou touche une question essentielle en parlant de la relation entre les futurs écrivains et les éditeurs. C’est un chapitre que je recommande de lire pour prendre la mesure de certains faits dans le monde littéraire.
Le style de Liss Kihindou est peut-être difficile à saisir, mais les thématiques enrichissent le récit épistolaire. Il y a de quoi être admirative devant la puissante originalité de la création littéraire de ce texte. C’est Liss l’écrivaine et la spécialiste en études littéraires qui a écrit ce roman. Le jugement d’une œuvre étant a priori subjectif, chacun fera sa propre lecture de ce roman que je recommande aux jeunes écrivains et notamment aux écrivains qui ont un rapport ambigu avec le monde de l’édition. C’est aussi une interpellation qui n’ose pas aller voir ailleurs en espérant, parfois, pendant trop longtemps, le clin d’œil des grandes maisons d’édition française.
Propos recueillis par Nathasha Pemba, 16 février 2021.