Des baisers parfum tabac de Tayari Jones

« Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères ! »

(Pierre Corneille)

Tayari Jones est une autrice et universitaire afro-américaine née en 1970 à Atlanta.  Elle est diplômée du Spelman College, de l’Université de l’Iowa et de l’Arizona State University. Elle est actuellement professeure Andrew D. White à l’Université Cornell et professeure Charles Howard Candler d’écriture créative à l’Université Emory. En 2018, elle acquiert le statut d’auteure à succès grâce à son quatrième roman, An American Marriage, qui est publié dans une vingtaine de pays. Des baisers parfum tabac est la traduction française de son troisième roman Silver sparrow publié en 2011.

Dans ce troisième roman de Tayari Jones, le personnage central, James Lee Witherspoon, est bigame. Ses deux femmes : Laverne et Gwendolynn ont chacune une fille. Le roman s’articule en deux parties dans lesquelles chacune des deux filles de James nous livre le récit de leur histoire familiale. Tout en ayant pour toile de fond la lutte des droits civiques et l’émancipation des Noirs dans le sud des États-Unis, ce texte nous plonge donc dans l’intimité de cette famille particulière.

Dans la première partie du roman, Dana raconte comment sa mère, Gwen et elle vivent à l’ombre de la famille légitime de James. Ils habitent tous dans la même ville. Gwen sait pertinemment que leur mariage ne vaut rien aux yeux de la loi et que la bigamie de James n’est qu’un adultère qui s’est prolongé dans le temps. C’est une adulte qui a librement consenti à demeurer la maîtresse de James. Dana n’a rien choisi.  À l’âge de cinq ans, elle découvre que son existence est un secret. En grandissant, elle vit de plus en plus difficilement le fait de toujours passer en second pour tout. Rongée par la jalousie, Dana développe une fascination malsaine pour Chaurisse, « la vraie fille » de James, au point de provoquer une rencontre et de se lier d’amitié avec elle.

La deuxième partie du roman est consacrée au récit de Chaurisse qui nous fait le portrait de sa famille sur trois générations. Elle sera confrontée à la trahison de son père et devra surmonter l’amertume d’avoir vécu dans le mensonge toute sa vie.

Dès le début du roman, le lecteur attend la rencontre des deux sœurs et celle des deux mères. Il se demande à qui ira la loyauté des uns et des autres, et si la famille légitime volera en éclats. La réponse de l’auteure sonne très juste et s’avère très réaliste. Ce choix narratif audacieux du récit à deux entrées a l’avantage de donner au lecteur les deux versions de l’histoire telle qu’on l’entend rarement dans les affaires de bigamie. Ici, il n’est pas question de prendre parti pour l’une ou l’autre des deux sœurs, car Dana et Chaurisse sont toutes les deux blessées par les choix amoureux de leur père. D’ailleurs, mères et filles sont toutes tourmentées par James qu’elles aiment toutes et c’est lui qui détermine les rapports entre elles. Bien qu’omniprésent dans le texte au travers des mots de ses deux filles, le personnage de James n’a pas droit à la parole. Il n’a pas le loisir de se défendre de son égoïsme, de son obsession de sauvegarder la vie qu’il s’est construite, au mépris de la santé mentale de sa fille Dana. L’auteure semble vouloir, avant toute autre chose, explorer les rapports des femmes entre elles et prôner différentes formes d’émancipation ayant pour conséquence une plus grande compréhension des femmes entre elles.

Les histoires autour de la bigamie sont légion dans les communautés africaines, afro-antillaises et afro-américaines. Et pourtant, à partir de ce banal sujet de société, Tayari Jones réussit l’exploit de livrer au lecteur un roman original et profond que je vous recommande chaleureusement.

Ayaba

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