Analyse littéraire
Nos rédacteurs chevronnés décortiquent, décomposent, passent les ouvrages littéraires francophones au peigne fin pour observer le sens, la structure et la portée d’une parution récente ou vous font redécouvrir un grand classique.
Honneur à Fiston Mwanza Mujila, La Danse du Vilain, Paris, 2020.
P
ourquoi la danse du vilain? Qu’entend-on derrière cette association de mots qui combine la délicatesse chorégraphique à l’idée de laideur?
Soudain, un homme habillé en gonzesse — ou une femme vêtue en garçonnet, qu’importe — hurla de tous les poumons :
— La Danse du Vilain! .
Plus loin, dans le même chapitre, l’auteur mentionne que la Danse du Vilain avait deux versions :
La plus longue durait une heure et trente-sept ou trente-neuf minutes, la plus courte dix-huit minutes et accessoirement dix quand le Dj baignait dans la colle.
Fréquemment utilisée comme image dans le roman, la musique y occupe une grande place. Ainsi la Rumba, par exemple, figure-t-elle particulièrement dans le récit, du Zaïre en Angola, que l’on soit du milieu prolétaire ou de la bourgeoisie. L’écrivain ressuscite l’époque du Zaïre et parle de l’histoire de ce pays, des conflits de l’entrée des AFDL dont Franz l’ écrivain autrichien sera une des premières victimes. Ainsi, au-delà de la symbolique de la musique, il y a donc toute l’histoire du Zaïre entre guerre civile, rébellion et corruption, qui est racontée, l’histoire des relations entre le Zaïre et l’Angola, l’histoire de la gestion des ressources minières, l’histoire de la zaïrinisation et de la re-congolisation, l’histoire des migrations dans les deux sens, mais aussi l’histoire du phénomène des enfants de la rue qui est une conséquence de la crise économique et sociopolitique. Ce qui est intéressant ici c’est que l’auteur réussit brillamment à traduire le malaise qui mine cette zone depuis bien longtemps, et ce, en partie à cause des mines.
Et puis, il y a Sanza.
Sanza est un enfant qui a choisi la rue comme lieu de vie non pas parce qu’il souffrait dans sa famille, mais parce qu’il en avait marre d’être le toutou de ses parents. Il considère que ce lieu seul lui fournira les possibilités de subsister autrement. Sa vie est très mouvementée dans cette ville de Lubumbashi, où il se joint à d’autres enfants de son âge en compagnie de Ngugi. Sa discussion avec sa mère est très claire sur ce point. C’est le côté sympathique et libre de Sanza, cette impression qu’il laisse de ne pas se soumettre aux caprices des autres, fussent-ils de ses parents. Cette impression qu’il laisse de désirer la liberté plus que tout au point de dire à sa mère de se suicider si elle le souhaite, mais que cela ne lui ferait pas changer d’avis. Sans doute faut-il simplifier un peu cette impression puisque, comme il l’affirme :
« Je n’étais plus un mioche. Quel dur boulot que d’être un bambin. La différence entre nous et les enfants était au niveau de l’expérience. Nous avions l’expérience de la rue : de la coller, des rivalités avec les bandes adverses, de la pluie, des démêlés avec les militaires. alors que les gens tenaient toujours à nous affubler de ce qualificatif pompeux et sinistre d’enfant. »
Du fait de cette affirmation et de ce choix de Sanza, la tentative de la mère de le ramener à la maison est vaine. Sanza est porté par une appétence pour l’extérieur, pour les ambiances des bars ; par la Rumba et ses diverses facettes, par le souci d’être avec d’autres jeunes de son âge avec une grande expérience de la rue, de ne rien manquer, l’attention portée au moindre fait qui pourrait lui donner de nouvelles idées pour sa subsistance, tout cela le conduit à préférer la vie de l’extérieur. Néanmoins, Sanza c’est, pourrait-on dire la symbolique d’une certaine rupture avec un monde équilibré et cohérent, un monde sans rêve, sans effort où l’idée d’aventure n’a pas de place.
Un vilain a toujours un plan B même si celui-ci le décrédibilise.
Fiston Mwanza Mujila ne signe pas simplement ici un roman. Il signe une œuvre d’art composée de 54 pièces. Une œuvre qui rétablit certaines vérités et remet une certaine histoire de la RDC (Zaïre) et de l’Angola au goût du jour, car aujourd’hui encore, les mines et tout ce qui va avec sont une véritable source de malheur pour les populations de cette zone géographique. l’auteur décrit avec minutie, dévoilant un style très personnel, l’ascension, la chute, l’indépendance, la dépendance, le blanc, le noir de la vie en général.
La grande intelligence (pertinence, connaissance et imagination) de ce roman se trouve autant dans les thématiques — la désintégration sociale, le manque de culture sociopolitique et économique, la lutte des classes — que dans le style, enjoué, vif, poétique, dramatique, brûlant, de grande allure, mais comme affranchie de tout lien, qui retentit parfois d’une plaisanterie où l’on peut déceler une exacerbation — en fait un roman remarquable et engageant. Fiston Mwanza, qui est né en 1981, a été en quelque sorte témoin de ce lent délitement social, de la survalorisation et finalement de la non-valorisation des arts comme la musique, de l’avènement de la misère dans un pays qui avait tout pour ne pas péricliter à ce point. « Le monde s’effondre », oserai-je dire à l’instar de CHINUA Achebe. Et ce monde, ce n’est pas seulement celui de l’Afrique précoloniale ou encore celui du Maréchal Mobutu, c’est aussi le monde d’aujourd’hui.
Toutefois, nous n’allons pas terminer cette note sans faire mention de la Madone Tshiamuena qui est une sorte de Melchisédech féminin ; un personnage légendaire, mythique, voire mythologique, personnage proche et lointain, mais toujours présent. Un personnage que je vous laisse découvrir par vous-mêmes.
La Danse du Vilain est surtout un roman réaliste à plusieurs tiroirs sur un pan essentiel de l’histoire politique de la RDC, mais aussi de l’Angola dans sa relation avec la RDC. C’est un roman sur Lubumbashi, un roman sur la présence des Occidentaux en Afrique, de leur intégration, de leur attitude, un roman sur la passion de la musique, un roman qui interpelle sur les conséquences des ressources minières dans la vie des gens, de leur capacité à construire et à déconstruire des vies. Il s’en dégage une responsabilité (mais aussi une sourde colère) et une ambiance rare qui appellent à l’optimisme ou à la lutte
J’aurais aimé parfois que les récits de Tshiamuena et du pillage des mines aillent plus loin, qu’ils pétrissent un peu plus l’esprit, qu’ils acceptent, en quelque sorte, de faire croître ce qu’ils discernaient et dévoilaient. Il n’empêche que je referme ce roman en emportant avec moi une représentation romanesque particulière, quelque chose qui s’additionne, in extenso, comme en superposition aux seuls épisodes que les mots caricaturent.
Propos recueillis par Nathasha Pemba, 8 février 2021.